INTERVIEWVIDEO. «Un fichier administratif pourrait menacer les libertés publiques»

VIDEO. Projet de loi anti-casseurs: «Un fichier administratif pourrait menacer les libertés publiques»

INTERVIEWLe chercheur Mathieu Zagrodzki décrypte les annonces d'Edouard Philippe, qui s'est dit favorable à la création d'un fichier s'inspirant des interdictions de stade...
Philippe Berry

Propos recueillis par Philippe Berry

S’inspirer des interdictions de stade pour une nouvelle loi anti-casseurs est-il une bonne idée ? Lundi soir sur TF1, Edouard Philippe, qui veut muscler l’arsenal répressif contre les violences en marge de manifestations de « gilets jaunes », a fait l’éloge des mesures contre le hooliganisme prises « dans le courant des années 2000 » pour mettre fin à des « débordements d’une grande violence » dans « les stades de foot ». Selon Matignon, le gouvernement compte, sur ce modèle, créer un fichier spécial répertoriant les casseurs identifiés, comme l’a réclamé le syndicat policier Alliance. « Cela pourrait menacer les libertés publiques », avertit Mathieu Zagrodzki, chercheur associé au Centre de recherches Sociologiques sur le Droit et les Institutions Pénales (Cesdip).

Comment fonctionnerait un tel fichier ?

Il faut attendre les détails du projet de loi. S’agira-t-il d’un fichier administratif ou judiciaire ? Quels critères seront retenus pour être inscrit dessus ? Combien de temps un casseur pourra être interdit de manifestation ? Devra-t-il aller pointer au commissariat des dizaines ou centaines de fois par an à chaque manifestation ? L’idée est sans doute, comme pour les interdictions de stade, de passer par des décisions préfectorales. Parce qu’il est impossible d’effectuer des contrôles d’identité de chaque personne dans un cortège mouvant, une personne inscrite sur la liste pourrait être obligée d’aller se présenter au commissariat le jour d’une manifestation, ce qui garantit qu’elle ne se trouve pas dans la rue.

Un fichier de prévention des atteintes à la sécurité publique existe déjà, n’est-ce pas suffisant ?

Le fichier existant permet de recenser les personnes à risque, mais pas de les empêcher de manifester. Un fichier plus resserré permettrait sans doute une gestion plus simple et directe.

De nombreux avocats craignent des dérives, leur peur est-elle justifiée ?

Le droit de manifester est fondamental. S’il s’agit d’un fichier administratif, cela pourrait menacer les libertés publiques. Sur une décision préfectorale, il n’y a pas de procès, pas d’établissement de la preuve ni d’opportunité de se défendre. Une personne peut se retrouver sur un tel fichier pour de mauvaises raisons. Cela pose des questions constitutionnelles sur la séparation des pouvoirs exécutif et judiciaire.

Sur 5.600 interpellations depuis le 17 novembre, il y a eu 1.000 condamnations mais seulement 150 avec mandat de dépôt, pourquoi ?

Les black blocs et les ultras savent en général masquer leur identité. De nombreuses personnes interpellées n’ont sans doute pas d’antécédents. Certains, et ce n’est pas pour minimiser leurs actes, ont pu participer à des violences par effet de foule ou d’entraînement. Il peut y avoir une certaine mansuétude de la justice. C’est pour cela qu’Edouard Philippe a proposé de transformer certaines contraventions en délits, qui font l’objet d’une peine de prison et pas juste d’une amende.

Le maintien de l’ordre doit-il être modernisé comme le souhaite Edouard Philippe ?

Le débat autour de la mobilité des forces de sécurité n’est pas nouveau, mais le constat d’échec s’est intensifié après le 1er mai dernier. Les forces de l’ordre étaient avant tout statiques, dans une logique d’absence de contact pour éviter la casse humaine, quitte à accepter la casse matérielle. C’est en train de changer. On voit des groupes de gendarmes mobiles ou de CRS qui vont dans le cortège pour extraire des éléments violents. Mais il faut former les forces de l’ordre, cela prendra du temps.

D’autres pays ont-ils de meilleurs résultats ? Faut-il davantage de prévention et de dialogue ?

En Angleterre et en Allemagne, face au hooliganisme, il y a un véritable processus de désescalade mis en place, avec des agents dédiés à cette tâche. Aller dialoguer avec les participants avant une manifestation, leur fixer des règles précises sur ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas, peut permettre de désamorcer des situations. Il ne faut pas être idéaliste, il n’y aura jamais de dialogue avec les éléments les plus extrêmes, mais avec les « gilets jaunes » qui se laissent entraîner, appeler à la raison pourrait être efficace.