Alain Juppé: «Que les "gilets jaunes" décident un moratoire des manifestations»
INTERVIEW•Après l’annonce du gouvernement d’un moratoire sur certaines taxes, le maire de Bordeaux, qui livre son inquiétude face au nouvel appel à manifester samedi, implore les « gilets jaunes » de « passer au dialogue et à la discussion »…Propos recueillis par Elsa Provenzano et Mickaël Bosredon
L'essentiel
- Alain Juppé craint de nouveaux débordements samedi prochain.
- Il déplore « l'absence totale » d'organisation au sein de ce mouvement des « gilets jaunes »
- En même temps, il demande à Emmanuel Macron de s'appuyer davantage sur les « corps intermédiaires », notamment les maires et les syndicats.
Dans une interview exclusive à 20 Minutes, Alain Juppé revient sur le conflit social des « gilets jaunes », confie son inquiétude concernant le nouvel appel à la mobilisation ce samedi, et appelle les manifestants au dialogue.
On se dirige vers de nouvelles manifestations ce samedi. Craignez-vous de nouveaux débordements ?
« La situation est extrêmement préoccupante, et je crains que cet appel à manifester n’aboutisse encore une fois à des violences, puisque les gens de bonne foi qui descendent dans la rue, sont contournés par des énergumènes, extrémistes de droite ou de gauche. Malheureusement beaucoup de « gilets jaunes » se laissent aussi emporter par le mouvement et se livrent à des actes inqualifiables et inadmissibles. Il faut arrêter ! Le gouvernement vient de faire des avancées, en proposant des mesures d’apaisement, c’est un appel à discuter. Face au moratoire des taxes, les « gilets jaunes » seraient bien inspirés de décider un moratoire des manifestations. Je suis très inquiet pour samedi, puisqu'en plus maintenant, on appelle à la rescousse les agriculteurs avec leurs tracteurs, et à Bordeaux, une ville qui est plutôt réputée pour sa tranquillité, nous risquons d’avoir beaucoup de débordements.
Estimez-vous que ce moratoire annoncé, est à la hauteur de l’ampleur des manifestations ?
Non, c’est un premier pas. C’est un appel au dialogue qui devrait susciter une réponse moins négative des « gilets jaunes », qui sont d’ailleurs partagés.
« Qui sont les « gilets jaunes » ? Il y a une absence totale d’organisation et de sens des responsabilités, qui est une vraie différence avec ce que j’ai vécu en 1995, où il y avait un million de personnes dans la rue ! Mais à cette époque, j’avais en face des leaders syndicaux responsables. Ils ne me faisaient pas de cadeaux, mais au moins il y avait des services d’ordre qui encadraient les manifestations, il y avait une possibilité de discuter… »
Aujourd’hui, on est dans un contexte radicalement différent. Notre société a évolué dans ce sens, avec cette espèce de bourgeonnement de colère… Mais la colère est mauvaise conseillère. Il faut passer à autre chose maintenant, il faut passer au dialogue et à la discussion.
Entre les mouvements sociaux que vous avez connus et celui-ci, la vraie grande différence c’est cette absence d’organisation ?
Oui, même s’il est vrai que les syndicats se sont beaucoup affaiblis depuis, ce qui explique en partie pourquoi ils ne sont pas dans le jeu aujourd’hui. Alors, c’est bien gentil de stigmatiser les corps intermédiaires, mais on en a besoin, qu’il s’agisse des élus locaux, des parlementaires, ou des syndicats…
Vous pensez qu’Emmanuel Macron a trop stigmatisé les corps intermédiaires ?
Je ne sais pas s’il les a stigmatisés, en tout cas aujourd’hui il faut qu’il s’appuie davantage sur eux. On voit bien que dans certaines circonstances, c’est vers les maires que se tournent les habitants. Que ce soit les inondations dans l’Aude, ou ici quand on a fait évacuer deux immeubles rue Sainte-Catherine. Alors c’est bien gentil de vilipender les élus d’une manière générale, mais les élus locaux sont là, à l’écoute des populations. Et je suis moi-même prêt à recevoir une délégation de « gilets jaunes » s’ils le souhaitent.
Sur le fond, comment analysez-vous cette fracture sociale aujourd’hui ?
Elle n’est pas nouvelle. Jacques Chirac la dénonçait déjà en 1995. Nous avons assisté, pour différentes raisons - la mondialisation, la transformation de notre économie, le numérique… - à une montée des inégalités qui devient intolérable. A la fois à l’intérieur de la société française, mais aussi entre les nations. Là aussi nous risquons un jour d’avoir des mouvements violents entre les pays riches et les pays pauvres.
Quel regard portez-vous sur la politique d’Emmanuel Macron, après 18 mois de présidence ?
Il y a eu beaucoup de bonnes réformes, comme celle du marché du travail qui a introduit plus de souplesse dans un marché extrêmement rigide.
« Il y a eu une très bonne réforme de l’Education nationale avec le dédoublement des petites classes qui commence déjà à produire des effets sur le niveau des connaissances de nos enfants. Les enseignants ne le proclament pas, mais quand on les prend entre quatre yeux ils le disent. »
La SNCF ne pouvait plus continuer comme cela, et là aussi la réforme a été faite, et les résistances syndicales ont fini par céder. Il y a pu y avoir des maladresses de forme, qu’il ne faut négliger.
Sur le rythme, est-ce que tout cela n’a pas été trop rapide ?
Quand on n’en fait pas assez on nous reproche d’être trop lent, quand on en fait trop on nous reproche d’être trop rapide… Il faut y aller. Et j’espère que ça continuera, car il y en a encore beaucoup : la réforme de l’assurance-chômage, des retraites…
« Je pense qu’on a eu tort de s’interdire de décaler l’âge de la retraite. Tous les pays autour de nous sont à 65 ans, et nous persistons à 62 ans. Les retraites sont équilibrées aujourd’hui, oui, mais pas dans dix ans. »
Il y a eu des réformes qui n’ont pas été faites, et d’autres avec lesquelles je ne suis pas d’accord. Je pense que la barque a été trop chargée sur les retraités. Augmenter la CSG, puis geler les retraites, cela fait beaucoup, vis-à-vis d’un électorat qui est très sensible, et qui va aux urnes, lui.