Déchéance de nationalité: «L’exécutif fait preuve de myopie sondagière»
INTERVIEW•Pour le politiste Gaël Brustier, la constitutionnalisation de la déchéance de nationalité est une impasse pour le duo Valls-Hollande…Propos recueillis par Nicolas Beunaiche
Plébiscité dans un sondage en novembre, proposé par le gouvernement en décembre, l’élargissement de la déchéance de nationalité aux binationaux nés Français et condamnés pour terrorisme aurait dû passer comme une lettre à la poste. Mais plus d’un mois après les attentats de Paris, le sujet n’a pas évité la polémique. Au grand dam de l’exécutif, une grande partie de la gauche s’est déjà élevée contre sa proposition d’intégrer cette disposition dans la Constitution, forçant Manuel Valls à clarifier sa position par deux fois en deux jours. Comment en est-on arrivé là ? Pour y voir plus clair, 20 Minutes a interrogé Gaël Brustier, politiste et collaborateur scientifique du Cevipol (Centre d'étude de la vie politique de Bruxelles, qui fut militant du Parti socialiste dans une autre vie.
Pourquoi cette mesure, présentée comme symbolique et à la portée limitée, fait-elle polémique à gauche ?
Parce qu’elle n’est pas si symbolique que cela, en réalité. La constitutionnalisation de la déchéance de la nationalité entraînerait une rupture d’égalité entre les citoyens, c’est-à-dire qu’elle créerait deux catégories de citoyens dans la Constitution. La question de la sécurité des Français est très importante, mais cette mesure ne l’améliorera pas de toute façon pas, si l’on en croit quelqu’un comme le juge Trévidic. C’est bien d’égalité qu’il est question ici. Or c’est un sujet sensible et un puissant levier idéologique en France. A gauche, mais pas seulement. L’opposition à la constitutionnalisation de la déchéance de la nationalité traverse les familles politiques.
Quel est alors le pari que fait l’exécutif ?
Manuel Valls mise sur la « demande d’autorité » de la population. Il s’appuie sur un sondage Elabe réalisé au lendemain des attentats, selon lequel 94 % des Français soutiennent la proposition de déchoir de la nationalité française les personnes condamnées pour terrorisme. Sans prendre en compte le fait que les personnes interrogées ont répondu sous le coup de l’émotion légitime. Selon moi, l’exécutif fait preuve de myopie sondagière, comme il l’avait fait au moment du mariage pour tous ; il pensait faire passer la mesure facilement, mais il a finalement réussi à cristalliser un mouvement conservateur qui a connu par la suite des succès électoraux, notamment aux régionales, en Rhône-Alpes. Désormais, Manuel Valls a intérêt à ce que le débat s’hystérise, que les comparaisons historiques hasardeuses se multiplient, pour que les discussions s’éloignent du véritable sujet, à savoir l’égalité. Sinon, il se dirige vers une grave désillusion.
Vous pensez que la mesure a peu de chances de passer ?
Je pense que plus le temps va passer, plus le débat va se recentrer sur la question de l’égalité. Et je ne vois pas comment les 3/5es des parlementaires pourraient donner leur accord à un tel projet. On voit déjà se réveiller, à droite, des traditions issues de la démocratie chrétienne ou du gaullisme social opposées à cette mesure. Un référendum réveillerait d’ailleurs l’aspiration égalitaire de nombreux de nos concitoyens. Pour moi, le sujet est une impasse pour le pouvoir. Il ne prend pas au sérieux la puissance de l’idéologie, notamment sa dimension égalitaire en France.