INTERVIEWArticle du «Point» sur Royal: «On n’oublie à aucun instant que les femmes politiques sont des femmes»

Article du «Point» sur Royal: «On n’oublie à aucun instant que les femmes politiques sont des femmes»

INTERVIEWEric Fassin, sociologue spécialiste de la politisation des questions sexuelles, décrypte pour «20 Minutes» l’épisode médiatique...
Propos recueillis par Maud Pierron

Propos recueillis par Maud Pierron

Ségolène Royal a tenu le haut du pavé médiatique ce jeudi. Elle s’en serait probablement passé mais malgré ses démentis, l’article du Point sur ses présumées consignes en matière vestimentaire a réactivé et alimenté un flot de critiques sur sa personnalité. Eric Fassin, sociologue spécialiste de la politisation des questions sexuelles, décrypte pour 20 Minutes cet épisode.

Pourquoi Ségolène Royal déchaîne-t-elle autant les passions?

D’abord, de quelles passions parle-t-on? Ce sont des passions médiatiques. Il faut partir de là pour relire les dernières actualités concernant Ségolène Royal: elle vient de nommer sa directrice de cabinet, et Jean-Louis Bianco comme conseiller spécial. Les médias n’en parlent pas. Qu’est-ce qui les passionne? L’article publié sur le site du Point. Et encore, on n’en retient qu’un détail croustillant: l’interdiction (vraie ou fausse) du décolleté. Les commentateurs sont tout émoustillés: une femme politique empêcherait les femmes qui travaillent sous ses ordres de se montrer féminines! Or, qu’est-ce qui est plus important: sa politique, par exemple l’écotaxe, ou bien les codes vestimentaires du ministère? En prenant les choses par le petit bout de la lorgnette, le journalisme dépolitise la femme politique. Et avec le décolleté, on la réduit aux questions de sexualité. C’est pour mieux la ridiculiser: non seulement c’est une femme, mais en plus, ce serait une matrone!

Est-ce du sexisme «basique» en politique ou y a-t-il quelque chose en plus avec Ségolène Royal?

Le sexisme est un problème récurrent pour les femmes en politique: elles sont toujours trop, ou pas assez, jamais comme il faut. Trop féminines ou sexualisées, ou bien pas assez, ça ne va jamais! Cela souligne par contraste à quel point ces questions ne se posent jamais pour les hommes politiques. Or toutes les femmes ont à négocier avec ces contraintes. Bien sûr, à chaque fois, pour différentes raisons, on peut dire: «Elles l’ont bien cherché». Mais après tout, les politiques en général «l’ont bien cherché», à un moment ou à un autre. Regardez Manuel Valls: «Il l’a bien cherché» avec certaines déclarations. Et pourtant, jamais il n’a provoqué de telles réactions.

Par ailleurs, Ségolène Royal attire plus l’attention que d’autres femmes politiques: non seulement, comme on y revient constamment, en tant qu’ancienne compagne du président de la République, mais aussi parce qu’elle est numéro 2 du gouvernement, et qu’elle a été la première femme à accéder au second tour de l’élection présidentielle.

Ségolène Royal n’a-t-elle pas aussi une image ambivalente?

Ce qui est intéressant, c’est qu’elle s’est mise en scène, selon les moments, dans des registres très différents: elle a été dans un registre tantôt féminin (la famille, les mœurs), et tantôt masculin («l’ordre juste», le drapeau). Pour la présidentielle de 2007, elle avait ainsi joué la carte de la féminité. C’était sans doute une manière de déjouer le sexisme ordinaire; mais, je l’avais relevé à l’époque, et elle s’en est bien rendu compte, c’est une arme à double tranchant: elle risquait de se faire enfermer dans un rôle féminin. Cela dit, la carte de l’autorité, supposée masculine, semble aussi se retourner contre elle! Bref, c’est toujours problématique…

Il est intéressant de noter que le traitement réservé à Ségolène Royal est très différent de celui qu’a subi Christiane Taubira: celle-ci aura été la ministre la plus attaquée du gouvernement Ayrault; mais c’était d’abord pour la loi sur le mariage pour tous. Avec Ségolène Royal, on ne parle pas beaucoup de politique: la question du style finit par occuper tout l’espace. Pourtant, avec les années, elle a changé de style. Rappelons la sobriété avec laquelle elle a géré l’affaire du tweet de Valérie Trierweiler, en évitant de parler de sa psychologie. Il n’empêche, elle est toujours renvoyée à sa féminité, voire à sa sexualité. Pourtant, les hommes politiques se réinventent en permanence. Mais pour les femmes politiques, c’est plus difficile, en raison de l’inertie des imaginaires sexués et sexuels. On n’oublie à aucun instant que les femmes politiques sont des femmes. Le terme même de «femme politique» reste problématique: tout se passe comme si le mot «femme» effaçait le mot «politique».