LOIS«Verrou fiscal»: Pourquoi il devrait sauter, pourquoi Bercy refuse

«Verrou fiscal»: Pourquoi il devrait sauter, pourquoi Bercy refuse

LOISCe principe rare en droit français permet à laisser à la seule administration fiscale la prérogative d’engager des poursuites ou pas...
Maud Pierron

Maud Pierron

A l’occasion de l’examen du projet de loi sur la lutte contre la fraude fiscale, les sénateurs, qui planchent sur le texte ce mercredi, pourrait être à l’origine d’une petite révolution. Qui consisterait à faire sauter le «verrou fiscal de Bercy», puisqu’un amendement en ce sens a été adopté en commission. Ce «verrou», décrié par les magistrats et les associations luttant pour la transparence, donne à Bercy l’initiative de poursuite judiciaire en matière de fraude fiscale. Bernard Cazeneuve, ministre du Budget, est évidemment contre cet amendement. 20 Minutes fait le point

Le «verrou fiscal», en quoi ça consiste?

En clair, si l’administration fiscale repère une fraude fiscale, il n’y a qu’elle qui peut décider , ou non - et c’est à 90% des cas non – de transmettre à la justice. Elle préfère généralement transiger avec le fraudeur.

Concrètement, une enquête en matière fiscale ne peut être décidée que si: les services fiscaux repèrent la fraude, ils transmettent au ministre du Budget ou à son service, le ministre ou son service décide de transmettre à la Commission des infractions fiscales (CIF), qui décide ensuite d’alerter le procureur en portant plainte, qui décide ensuite d’ouvrir des poursuites ou non. Un «double verrou», insiste Virginie Valton, vice-présidente de l’Union syndicale des magistrats. «En droit français, c’est une prérogative exorbitante par rapport au droit commun», dit-elle, chiffres à l’appui. Il y a eu par exemple 11.000 cas de fraudes fiscales repérés en 2011 et seuls 1046 ont été transmis à la justice et 966 ont donné lieu à un renvoi en audience.

Pourquoi il doit sauter?

«Une anomalie», insiste la magistrate. D’abord, parce qu’il va à l’encontre de l’article 40 du code de procédure pénal qui oblige tout fonctionnaire qui relève une infraction à avertir la justice. Et même si la justice a connaissance d’infraction en la matière, elle ne peut pas enquêter. Le seul cas où la justice peut agir de son propre chef, c’est le blanchiment de fraude fiscale (dont est soupçonné Jérôme Cahuzac). Mais dans ce cas là, «elle ne peut pas demander des éléments à Bercy puisqu’aucune plainte n’a été déposée et la justice repart de zéro», relève Virginie Valton. En retour, les autorités judiciaires doivent fournir tous leurs renseignements au fisc. Ubuesque. Et même dans les cas de fraude en bande organisée, théoriquement, Bercy pourrait transiger aussi. «Une aberration», réagit Eric Alt, vice-président d’Anticor, signataire d’une tribune demandant la levée de ce verrou fiscal dans Libération. Pire, relève le co-auteur de l’Esprit de corruption, dans leurs enquêtes, les agents du fisc découvrent des délits qui ne relève pas de la fiscalité et qui devraient être portés à la connaissance de la justice, mais qui passe à la trappe car il y a un arrangement.

Et ce «verrou» alimente le «soupçon d’arrangement entre amis ou de potentiels arrangement entre amis». Car 90% des dossiers donnent lieu à des transactions et ces transactions sont réglées absolument «sans regard extérieur», ajoute Eric Alt, ce qui alimente d’autant l’impression de filtrage, de favoritisme, voire d’enterrement de certains cas. De plus, expliquent les signataires de la tribune, cela donne une «justice à deux vitesses», avec les délinquants de droit commun qui sont condamnés et ceux des « nantis et des grandes entreprises» qui peuvent éviter la sanction.

Quels sont les arguments de Bercy?

Alors quels arguments Bercy oppose-t-il à cette demande? D’abord l’efficacité, car en matière de fraude fiscale, et même si c’est un délit, l’objectif essentiel n’est pas de punir mais de recouvrer l’argent dû. «Si on transfère ces affaires à la justrice, on récupèrera moins d’argent. La justice est plus lente, moins efficace», entend dire Eric Alt. Un «argument artificiel», dit-il, car si Bercy dit récupérer entre 16 et 18 milliards d’euros par ans, c’est une somme mis en redressement qui «ne correspond pas au chiffre réellement recouvré». Et l’efficacité est toute relative, souligne-t-il quand l’évasion fiscale est estimée entre 50 à 60 milliards d’euros par an.

Cet argument de l’efficacité n’est pas valable ajoute Virginie Valton, car «la poursuite judiciaire n’empêche pas le recouvrement». Autre raison invoquée à Bercy: la compétence. «Il n’y aurait que les agents fiscaux qui sauraient faire dans ces dossiers techniques. Pourtant, dans les dossiers qu’on traite, on s’en sort très bien», avance Virginie Valton, chiffres à l’appui: 98% des dossiers donnent lieu à des sanctions importantes, dans plus de 50% des cas à des peines d’emprisonnement (12% de sursis) et plus de 10% à des interdictions professionnelles et dans quasi tous les cas à des amendes.

«La fraude fiscale est un délit considéré comme grave, à tel point qu’on a créé une délit en bande organisé, qui coûte extrêmement cher à la collectivité mais c’est un délit privilégié, dont les auteurs peuvent transiger sur le seul fondement de l’opportunité», résume Eric Alt. «Une aberration», répète-t-il.