Que voient les complotistes dans les blocages des agriculteurs en Allemagne ?
Fake off•Depuis le 8 janvier, les mobilisations des agriculteurs en Allemagne contre la suppression d’un avantage fiscal sur le diesel sont abondamment relayées dans les sphères complotistes et souverainistesEmilie Jehanno
L'essentiel
- Une avalanche de posts dans les sphères complotistes et souverainistes relaient la mobilisation des agriculteurs en Allemagne contre la suppression d’un avantage fiscal sur le diesel.
- Cette mobilisation spectaculaire forme « une imagerie puissante », note Jean-Yves Dormagen, professeur de science politique.
Chaque jour, c’est un flot de posts sur X, dans les boucles Telegram ou sur Facebook depuis le 8 janvier. La mobilisation des agriculteurs, conducteurs de train et transporteurs routiers en Allemagne est très suivie dans les sphères complotistes. En cause : une forte mobilisation de la profession, à l’appel de l’Union des agriculteurs allemands (DBV), est prévue jusqu’au 15 janvier, avec des ralentissements ou blocages sur les axes de circulation outre-Rhin. Ils protestent contre des réductions d’avantages fiscaux prévus par le gouvernement d’Olaf Scholz pour leur profession.
En décembre, l’exécutif avait décidé de réduire les subventions au secteur en raison d’un rappel à l’ordre des juges constitutionnels portant sur les strictes règles budgétaires. Face aux protestations, le gouvernement, qui réunit les sociaux-démocrates de Scholz, les Verts et les libéraux, a adouci la semaine dernière ses projets pour le secteur agricole.
L’extrême droite allemande, une des plus climatosceptiques en Europe
Il a annoncé que l’avantage fiscal accordé sur les quantités de gazole consommées serait supprimé progressivement jusqu’en 2026 et non d’un coup. L’avantage en matière de taxe sur les véhicules pour la sylviculture et l’agriculture sera, par ailleurs, maintenu. Insuffisant pour les agriculteurs, qui estiment que cela met en péril leur avenir. Voilà pour le contexte. L’AfD, l’extrême droite allemande, s’est engouffrée dans le dossier, et participe aux manifestations. Dans les cortèges, des symboles utilisés par les « Citoyens du Reich », des complotistes hostiles à l’ordre démocratique, ont aussi été observés.
« L’extrême droite allemande a pour particularité d’être une des plus climatosceptiques en Europe, relève Jean-Yves Dormagen, professeur de science politique à l’université de Montpellier et qui a participé à la note publiée par la fondation Jean-Jaurès en avril 2023 sur les narratifs climato-complotistes sur X et leur impact sur l’opinion. L’AfD fait campagne sur ces sujets-là, le parti avait déjà placardé des affiches de défense du diesel dans le pays. Avec la mobilisation des agriculteurs, on est sur un thème dont se sert l’AfD pour mobiliser et gagner des électeurs. »
Retour de bâton contre les politiques climatiques
C’est une vision que l’on retrouve dans les posts de la complosphère sur les réseaux sociaux, comme ceux de Silvano Trotta ou du souverainiste Florian Philippot. Dans cette mobilisation des agriculteurs, ils y voient la lutte contre une « élite mondialiste », qui utiliserait/exagérerait le réchauffement climatique pour manipuler les foules. D’autres y associent parfois le climatescam (arnaque écologique) ou des références au Forum économique mondial, une de leurs cibles.
La mobilisation spectaculaire des agriculteurs dans leurs tracteurs, bloquant les entrées des villes, forme « une imagerie puissante, qui se prête bien pour faire passer les narratifs que ces milieux s’emploient à diffuser », note Jean-Yves Dormagen. Dans sa note, la fondation Jean-Jaurès montrait que le retour de bâton contre les politiques climatiques était porté par les communautés qui étaient à l’origine antivaccins et aussi par les souverainistes.
L’incarnation de la tradition
Dans ces posts, les schémas narratifs classiques reviennent, à savoir que les politiques climatiques sont décidées d’en haut, dans des sphères non démocratiques, dans laquelle est inclus – à tort – l’Union européenne, et que ces sphères ont des projets cachés, veulent modifier la vie des gens, en se fondant sur des présupposés faux, voire inventés pour les plus complotistes, en référence au réchauffement climatique.
« Dans ces sphères souvent très liées à l’extrême droite identitaire, les agriculteurs incarnent en outre une certaine tradition, ce sont les défenseurs de la vraie identité, analyse le politologue. Dans ce sens, une révolte d’agriculteurs, c’est magnifique, c’est une sorte de jacquerie populaire du peuple profond, du vrai peuple. » Et qui aboutit au « fantasme d’une grande jacquerie internationale contre les élites, Bruxelles ou Davos », avec l’affirmation d’une mobilisation dans d’autres pays, comme le blocage des autoroutes annoncé en France le 9 janvier (qui n’a pas eu lieu).
Des enjeux « de plus en plus clivants »
S’il faut prendre en compte l’effet bulle numérique de ces positions extrêmes répandues sur les réseaux sociaux, la question se pose de savoir quelles conséquences a ce genre de désinformation. C’est ce qu’a voulu mesurer la fondation Jean-Jaurès, avec le laboratoire d’études d’opinion Cluster 17 et l’Opsci, un institut spécialisé dans l’analyse socionumérique dans sa note publiée en avril. Une nouvelle étude est justement en cours sur l’Allemagne.
« Ce que l’on voit, c’est que les enjeux liés à la transition climatique deviennent de plus en plus clivants, explique Jean-Yves Dormagen. Et ce qui se joue sur les réseaux sociaux n’est pas complètement décorrélé des tendances profondes dans la société, mais pas avec le même niveau d’expression de radicalité. Il y a aujourd’hui dans les pays européens de très fortes résistances à ces politiques. » Au risque de peser sur l’acceptabilité sociale de politiques qui doivent être mises en place si l’on veut limiter le réchauffement climatique sous les 2 degrés.