« Le sport est à la fois victime et coupable du changement climatique », affirme Didier Lehénaff
RECHAUFFEMENT CLIMATIQUE•Les athlètes sont directement confrontés aux conséquences du réchauffement climatique dans leurs pratiques. Face à cette situation, Didier Lehénaff, ancien entraîneur, spécialiste de triathlon et concepteur des Eco-Games, propose des solutionsElise Martin
L'essentiel
- L’ONG WWF alertait en 2021 des conséquences directes du réchauffement climatique sur les pratiques sportives si la température augmentait de 2 à 4 °C.
- Les conséquences sont déjà visibles pour certains sports, comme le kayak. Marlène Devillez, championne de France, d’Europe et vice-championne du monde de kayak extrême, est témoin de ces changements et fait tout, à son échelle, pour réduire son empreinte carbone.
- Au-delà des engagements individuels des athlètes, Didier Lehénaff, concepteur des Eco-Games, argue pour une adaptation rapide de la pratique du sport, notamment en ajustant le calendrier et en supprimant des épreuves.
«Les Français pourraient perdre jusqu’à deux mois d’activité sportive par an dans un monde à +4 °C », alertait l’ONG WWF il y a deux ans. Dans un rapport, l’association précisait qu'« au-delà des activités en elles-mêmes, les sites de pratique sportive et équipements sont également menacés ». Pas besoin d’attendre la fin du siècle pour constater que ces prévisions sont exactes.
En mars dernier, une compétition nationale de canoë-kayak a dû être délocalisée du Cher en Auvergne en raison de la sécheresse. Une situation devenue récurrente ces dernières années qui va aller en empirant au fil du temps. En vingt-quatre ans de pratique, Marlène Devillez, plusieurs fois championne de France, d’Europe et vice-championne du monde de kayak extrême, a vu les conséquences directes du réchauffement climatique dans les rivières. « La vague du Doubs, qui fonctionnait au moins dix fois quand j’étais jeune, ne marche désormais plus qu’une à deux fois maximum, développe-t-elle. Soit il n’y a pas assez d’eau et le débit n’est pas suffisant, soit il y en a beaucoup trop et ça devient dangereux d’aller naviguer dessus. »
Marlène Devillez, « réfugiée climatique pour le sport »
Même constat dans les Alpes, où, dix ans auparavant, il était possible de s’entraîner d’avril à fin août, explique la sportive. Aujourd’hui, avec la fonte des glaciers, les niveaux d’eaux sont très hauts jusqu’au mois de juin ensuite, les rivières se retrouvent à sec.
Sensible à la protection de l’environnement, un dilemme s’est imposé à elle. « En tant qu’athlète, on veut être performant, explique-t-elle. Nos objectifs peuvent paraître futiles d’un point de vue sociétal et environnemental mais on vise le titre de championne du monde et pour ça, il faut s’entraîner. Je ne peux pas arrêter le kayak mais je peux essayer de réduire les conséquences de ma pratique sur les rivières. Tous les sportifs devraient faire en sorte de protéger le milieu naturel qu’ils aiment et qui leur permet d’avoir les performances qu’ils ont. »
Elle a alors décidé de s’engager à son échelle. Pour sensibiliser à ces questions, elle a réalisé un documentaire. Puis, elle a fait des choix pour réduire son empreinte carbone, au point de devenir une « réfugiée climatique pour le sport », image-t-elle. Avec son compagnon, également champion de kayak, ils ont déménagé en Norvège pour bénéficier de meilleures conditions pour s’entraîner le plus longtemps dans l’année et ainsi, limiter leurs trajets en ayant accès à « un bassin naturel en bas de chez eux ». Ils ont aussi priorisé les compétitions.
« Le sport, tel qu’on le connaît, n’est plus viable »
Marlène Devillez ajoute : « C’est vraiment dommage de devoir aller ailleurs. Mais c’est la seule solution qu’on a trouvée pour l’instant. Le sport tel qu’on le connaît n’est plus viable. Etre compétitif de haut niveau dans un monde comme celui-là, inadapté à être résilient ou réellement écoresponsable, ça reste difficile mais ça se réfléchit et ça peut se faire. »
Didier Lehénaff, concepteur des Eco-Games et ancien entraîneur français, spécialiste de triathlon, le confirme. « Est-il cohérent de produire des millions de mètres cubes de neige artificielle dans le seul but de maintenir une compétition de ski aux dates habituelles ? Ou d’épuiser les ressources en eau pour la pelouse d’un golf ou d’un terrain de football ? Quel est l’intérêt d’organiser des compétitions à l’autre bout du monde, déplacer des centaines de sportifs, alors que les conditions sont inadaptées ? Le sport est à la fois victime et coupable* du changement climatique. » En plus de l’engagement individuel des athlètes, l’ensemble du monde sportif doit et peut s’adapter aux enjeux du réchauffement climatique.
Une « réorganisation » complète de la pratique du sport doit être impulsée
Selon le spécialiste, la solution se trouve dans la « réorganisation » complète de la façon dont se pratique le sport. « Il faut raisonner sobre avec moins d’épreuves, que ce soit dans l’espace et dans le temps, mais aussi en prenant en considération les problématiques de transports des athlètes. On pourrait, par exemple, penser à un calendrier international pour que les athlètes enchaînent les étapes de Coupe du monde sans avoir besoin de repasser chez eux. Aujourd’hui, il faut être efficace pour faire face aux conditions qui ont évolué. On n’a plus le temps. »
Car d’après lui, ce milieu ne réagit que « lorsqu’il est au pied du mur ». « Quand les conditions des pratiques se détériorent, on compense en allant ailleurs ou en transformant le support avec de la neige ou une vague artificielle ou des espaces couverts. Pourtant l’histoire nous a déjà prouvé que le sport était capable de se réinventer. » Il pense aux disciplines qui ont changé leurs règles dans le but de participer aux Jeux olympiques comme le rugby à sept ou le pentathlon moderne.
Ainsi, Didier Lehénaff estime que les fédérations nationales et internationales peuvent tout à fait se saisir du sujet : « Elles doivent prendre les décisions qui s’imposent concernant les calendriers, les sites de pratiques et modifier suffisamment leurs réglementations. » Sans cette prise de position, il suggère au gouvernement de « trancher » pour « préserver nos lendemains ». Le ministère des Sports a justement annoncé la mise en œuvre d'« un plan d’adaptation de la pratique sportive au changement climatique », dès le mois d’octobre 2023.
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