Gironde : Sous pression, la lamproie va-t-elle finir par ne plus être pêchée ?
BIODIVERSITE•Une association environnementale a obtenu l’interdiction de la pêche à la lamproie, mais celle-ci est contestée par les pêcheurs locaux qui désignent le silure comme responsable de la prédation de cette espèce ancestraleMickaël Bosredon
L'essentiel
- La pêche à la lamproie a été interdite par le tribunal administratif de Bordeaux le 5 mai.
- Pour les 35 derniers pêcheurs de cette espèce ancestrale, qui fait partie du patrimoine local, la décision est difficile à encaisser.
- L’association à l’origine du recours, dénonce de son côté une pression trop grande sur une espèce en grand danger.
- L’Etat a fait appel du jugement du tribunal administratif, et doit délivrer prochainement de nouveaux quotas de pêche.
Qui est responsable de la disparition progressive de la lamproie dans les rivières du sud-ouest ? La communauté scientifique s’accorde pour dire que les populations de poissons migrateurs, d’une manière générale, sont en chute libre en Europe ces dernières années, notamment à cause de la prolifération de barrages sur les cours d’eau, et de la présence de PCB dans les rivières. Un facteur aggravant vient toutefois directement menacer la survie de la lamproie, une espèce aquatique ancestrale que l’on peut considérer à la croisée entre le poisson et l’anguille.
Pour l’association environnementale DMA, Défense des milieux aquatiques, ce facteur X s’appelle la pêche, qui vient rajouter une pression fatale sur l’espèce. Pour les pêcheurs, il s’agit du silure, un poisson « superprédateur », introduit dans les rivières françaises dans les années 1980 et qui se nourrit, entre autres, de lamproie.
Dans ce bras de fer, c’est DMA qui a l’avantage aujourd’hui. L’association a obtenu du tribunal administratif de Bordeaux, le 5 mai dernier, l’interdiction de la pêche à la lamproie dans le bassin Garonne-Dordogne, au nom du principe de précaution. L’Etat a fait appel de cette décision. Mais en attendant, la période de pêche à la lamproie, qui court de décembre à avril, approche à grands pas. Les pêcheurs, qui s’estiment comme des « dommages collatéraux », sont ainsi dans l’attente, en ce mois d’octobre, de la publication du nouvel arrêté qui va encadrer la prochaine saison de pêche. Et il est possible que les autorités leur demandent de limiter leur quantité à 20 % de ce qu’ils prélèvent d’ordinaire.
Vers un classement au patrimoine immatériel de l’Unesco ?
Avec 35 pêcheurs à la lamproie qui exercent encore en Gironde, le sujet est à la fois environnemental, économique, mais aussi patrimonial. La recette de la lamproie à la bordelaise est transmise de génération en génération depuis le Moyen Age, et se retrouve sur plusieurs bonnes tables du département, y compris de restaurants étoilés.
« Je connais la lamproie depuis que je suis tout petit, et aujourd’hui j’ai la chance de pouvoir la mettre à ma carte, sous différentes formes, témoigne ainsi Quentin Merlet, le chef cuisinier du Grand Barrail à Saint-Emilion. Ce serait catastrophique, d’un point de vue touristique, économique, de l’interdire, et ça me chagrine d’envisager ne plus pouvoir proposer cette recette, surtout auprès d’une clientèle qui vient spécifiquement pour cela. »
Face à de tels enjeux, plusieurs élus ont lancé une mobilisation le 2 octobre dernier à Sainte-Terre, capitale autoproclamée de la lamproie, près de Saint-Emilion, pour « sauver la lamproie. » Evoquant même la possibilité d'un classement au patrimoine culturel immatériel de l'Unesco, pour sanctuariser la pratique.
Un état de conservation dans la région Atlantique estimé comme « défavorable mauvais »
Poisson migrateur qui naît dans les rivières, avant de partir grandir dans l'océan Atlantique et de revenir en milieu fluvial pour se reproduire, « la lamproie marine a été classée comme espèce en danger en juillet 2019 par l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) soit le quatrième niveau (sur cinq) de vulnérabilité d’une espèce menacée. Son état de conservation dans la région Atlantique est estimé comme "défavorable mauvais" par l’Inventaire national du patrimoine universel », a constaté le tribunal dans son jugement.
Par ailleurs, poursuit le jugement, « il ressort d’une étude réalisée en 2017 par l’association Migrateurs Garonne-Dordogne (Migado) que les résultats des suivis de la migration et de la reproduction de la lamproie marine, à la fois sur la Dordogne (près de 600 individus) mais aussi à l’échelle du bassin Garonne-Dordogne (aucun passage à Golfech), restent extrêmement faibles (...) L’absence de renouvellement de la population, mise en parallèle avec une forte exploitation du stock, conduit à une situation jugée alarmante par le comité technique lamproie. Alors que depuis le début des suivis en 2003, la population présentait un bon état d’abondance, depuis 6 ans, le stock reproducteur a nettement diminué pour atteindre certaines années les valeurs les plus basses jamais observées. »
« Le stock de géniteurs s’est effondré »
« La population de lamproie en France s'est écroulée ces dix dernières années, résume Philippe Garcia, président de l'association DMA. Au début des années 2000, on attrapait à peu près 100.000 lamproies par an. En 2019, les pêcheurs en ont recensé 43.000, et au niveau des passes et des frayères [zones où se reproduisent les espèces], on peine à en relever 500. On va arriver dans une période où elle va disparaître, car le stock de géniteurs s’est effondré. »
Les pêcheurs contestent ces chiffres. « En Gironde, les pêcheurs professionnels attrapent autour de 69.000 lamproies et les pêcheurs amateurs environ 8.000, selon Sabine Durand, compagnonne de pêche et gérante du restaurant Le Cabestan. Nous ne sommes plus que 35 pêcheurs professionnels, [contre une centaine il y a quinze ans], ce n'est rien. Nous sommes d’accord qu’il y a un problème en amont de la rivière, à cause des barrages, du réchauffement climatique, de la pollution, qu'il faut avoir une attention particulière sur les poissons migrateurs, mais par rapport au nombre de lamproies présentes en aval sur les zones de pêche, on ne comprend pas pourquoi une interdiction est mise en place. Et si on nous interdit la pêche, les lamproies seront quand même mangées par les silures, une espèce de plus en plus présente, avec des specimen de plus en plus gros. C'est elle qui vient aggraver la situation. »
Le silure, superprédateur ou juste opportuniste ?
Pour les pêcheurs, il ne fait en effet aucun doute que c'est ce superprédateur, dont la taille peut dépasser 2,50 m, qui est à l'origine de l'effondrement de la population de lamproies. « Cela fait des années qu’on le dénonce et il y a deux ans, une étude scientifique a montré que le silure représentait une véritable menace pour les poissons migrateurs, soutient Sabine Durand. Face à cela, au lieu d’avoir une action contre le silure, on nous empêche de pêcher, sachant que la pression que l’on exerce est seulement de l’ordre de 20 % sur le passage des lamproies. C’est fou. »
Philippe Garcia ne partage pas du tout cette analyse. « Le silure est le bouc-émissaire des pêcheurs. C'est un animal spécialisé dans la prédation d’animaux affaiblis, malades voire morts, explique-t-il. C’est un opportuniste, qui se régale effectivement de lamproies, car elles meurent systématiquement sur leurs frayères après la reproduction, elles deviennent donc forcément, à un moment donné, la cible des silures, et il est normal d'en retrouver dans les estomacs des silures. Mais ce n’est pas cela qui provoque l’effondrement de la lamproie depuis 2011. Qui plus est, les pêcheurs n’ont jamais pu démontrer que les lamproies trouvées dans les silures, ne s’étaient pas reproduites. Les rares examens qui ont été faits ont même montré qu’il s’agissait de lamproies qui avaient déjà frayé. »
« Nous interdire la pêche à la lamproie, c’est nous interdire de travailler »
L'association demande ainsi que l'interdiction obtenue auprès du tribunal administratif soit appliquée au plus vite. « Il y a un risque que la fin réelle de cette pêche n'intervienne que quand il n’y aura plus de poissons, comme ce qu’il s’est passé avec l’esturgeon, le saumon ou l’alose. Ce sont trois espèces qui ont été acculées jusqu'à la disparition dans l’estuaire. On a arrêté la pêche seulement après... »
Pour les pêcheurs, « nous interdire la pêche à la lamproie, c’est nous interdire de travailler, car il n’y a plus rien d’autre, hormis l’anguille... » Premier élément de réponse d'ici à la fin octobre, après le Cogepomi (Comité de gestion des poisons migrateurs) sur lequel la préfecture s'appuiera pour établir l'arrêté de pêche.
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