Avec l’IA, faut-il laisser tomber le concept de sobriété numérique ?
ressources système insuffisantes•Les institutions et les chercheurs s’inquiètent du développement accéléré de l’intelligence artificielle, de plus en plus énergivoreDaphnée Cataldo, étudiante en journalisme de l'école Narratiiv
L'essentiel
- Cet article vient compléter notre fiction sonore journalistique « Chat G planté : le prix de l’IA ». Cette création en quatre épisodes met l’accent sur l’impact environnemental de l’intelligence artificielle.
- Pour pousser la réflexion à l’issue de cette fiction, des contenus additionnels ont été produits avec les étudiants en journalisme de l’école Narratiiv.
- De plus en plus présente dans notre société, l’IA devrait considérablement alourdir le poids du numérique dans le bilan carbone des Français.
Le robinet énergétique est ouvert, et son débit ne cesse de croître. Le Giec avait pourtant insisté sur l’importance de se tourner vers la sobriété dans son 6e rapport paru en 2023. Limiter, voire réduire ces émissions devient de plus en plus crucial, d’autant que le développement et l’utilisation croissante de l’intelligence artificielle (IA) entraînent une hausse des émissions de gaz à effet de serre. Un chercheur de l’université de Riverside en Californie a récemment calculé qu’une réponse d’une centaine de mots (soit peu ou prou la taille de ce paragraphe) de ChatGPT consommait l’équivalent d’une petite bouteille d’eau et de 14 ampoules LED allumées pendant une heure.
Un appétit que l’on retrouve sur la facture environnementale des Gafam. Selon un article du journal Le Monde publié en juillet dernier, Google a vu ses émissions de CO2 augmenter de 13 % en 2023 et de 48 % depuis 2019 à cause de l’utilisation de l’IA. Microsoft a également connu une hausse de 30 % de ses émissions en quatre ans, en raison de l’électricité requise pour alimenter ses vastes centres de données et de l’extraction des métaux pour fabriquer les équipements et les infrastructures réseau. De plus, le géant prévoit d’investir la bagatelle de 2 milliards d’euros pour installer l’un des plus grands centres de données du pays à Petit-Landau, près de Mulhouse (Haut-Rhin). Alors que Julien Pillot, économiste du numérique et enseignant-chercheur à l’Inseec, souligne que « ce n’est pas comme si on avait de l’énergie infinie et bon marché. On est clairement sur des pénuries énergétiques et une inflation énergétique », la sobriété numérique est-elle seulement possible ?
Des data centers écologiques
Pour compenser l’augmentation de leurs émissions de CO2, les ogres du numérique disent vouloir mettre les bouchées doubles pour améliorer l’efficacité énergétique de leurs centres de données et en privilégiant les énergies renouvelables. La marche est haute, et sans doute plus qu’ils ne le pensent, car une enquête du Guardian révélait le 16 septembre, que les Gafam sous-estimaient largement leur consommation d’électricité. Ce qui n’empêche pas des solutions de voir le jour : des entreprises comme Scaleway un hébergeur Internet français, innovent avec des méthodes de refroidissement qui permettent d’économiser jusqu’à 30 % d’énergie par rapport aux standards du marché. Neutral-IT va encore plus loin en installant ses data centers dans les chaufferies d’immeubles. Ces « chaudières numériques » valorisent 96 % de l’électricité consommée par les serveurs pour préchauffer les ballons d’eau chaude des bâtiments. Avec de belles économies annoncées : 30 à 60 % des besoins en énergie pour l’eau chaude des habitants seraint couverts. Pièce centrale du dispositif : le bain d’huile dans lequel les cartes et les disques durs sont plongés. Le liquide sert à la fois à refroidir les composants, et à récupérer la chaleur émise pour être réutilisée.
Néanmoins, les data centers vont devoir gérer un volume de données en constante augmentation, propulsé par l’essor de l’IA. Une étude de l’université de Californie, publiée en octobre 2023, montre qu’une seule requête avec ChatGPT consomme jusqu’à 10 fois plus d’énergie qu’une recherche classique sur Google. Cette différence est due à la complexité des algorithmes utilisés par ChatGPT. D’où l’urgence d’optimiser les modèles IA ou d’en réduire la taille, pour abaisser leur empreinte énergétique. D’autres experts, estiment que c’est l’usage déraisonné et, parfois déraisonnable, de tous les services de génération de texte, d’images ou de vidéos, qui pose problème.
L’IA au service de la transition écologique
L’intelligence artificielle « est une technologie extrêmement puissante qui peut nous rendre des services significatifs », affirme Gilles Babinet, entrepreneur et coprésident du Conseil national du numérique. Dans son ouvrage Green IA : L’intelligence artificielle au service du climat (éd. Odile Jacob), Gilles Babinet met en avant le potentiel de l’IA pour soutenir la transition écologique. « L’idée de mon livre était d’ouvrir des perspectives sur les aspects positifs de l’IA, qui ne se réaliseront que si nous avons la volonté d’utiliser cette technologie pour effectuer cette transition. […] Je pense que cette technologie sera vraiment très importante dans cette transition, peut-être aussi importante que les moyens de production de l’énergie. »
Dans le quatrième chapitre de son livre, le « digital champion » de la France auprès de la commission européenne aborde les avantages du numérique dans plusieurs domaines : « le numérique est un outil remarquable pour accroître les taux d’usage […]. Dans de nombreux domaines, les progrès potentiels restent considérables : ainsi, une voiture ne roule que 6 % du temps. Les immeubles de bureaux ont un taux d’usage moyen de l’ordre de 25 %, une école de 12 % et une maison de campagne de 4 %. […] Or accroître les taux d’usage conduit mécaniquement à accroître l’efficacité de l’énergie permettant de construire et d’exploiter ces équipements. Et à cet égard le numérique a démontré son efficacité. » Drivy, Airbnb, ça vous dit quelque chose ?
Arnaud Legrand, data scientist et CEO d’Energiency, incarne parfaitement cette démarche. La mission de sa société ? Analyser la consommation d’énergie globale (électricité, gaz naturel, eau) d’une entreprise, et ses modes de production. Les données récoltées sont ensuite agrégées et analysées, avec l’aide de l’IA, pour fournir des recommandations précises qui visent à optimiser son fonctionnement sans toucher à la recette du produit ni à la sécurité. Arnaud Legrand explique : « Nous émettons environ 150 tonnes de CO2 par an, mais nous permettons à nos clients d’économiser 100 fois plus en moyenne. Grâce à l’IA, nous passons de 6 mois à quelques secondes pour délivrer nos préconisations, offrant ainsi une prise de conscience en temps réel et des réponses immédiates pour corriger les dérives. L’impact peut atteindre jusqu’à 25 %, ce qui est considérable par rapport aux méthodes manuelles et réglementaires. » La sobriété numérique devient clairement palpable, et rentable, grâce à ce genre de processus.
« L’IA n’est ni bonne ni mauvaise, elle est ambiguë »
Néanmoins, Guillaume Pitron, journaliste et auteur de La Guerre des métaux rares (éd. Les liens qui libèrent), nuance le débat. Dans une interview à l’émission YouTube Thinkerview, s’il souligne que des outils comme Zoom permettent certes de réduire les émissions de CO2 en évitant des déplacements en avion, il avertit que « l’IA n’est ni bonne ni mauvaise, elle est ambiguë. […] L’IA et le numérique n’ont pas été déployés au service de l’environnement, ils sont déployés au service de la croissance et de la puissance. » A ses yeux, l’industrie des data centers essaie de faire rimer numérique, croissance, profit et environnement. Tentative qu’il résume avec l’expression « People, planet, profit », « et je ne crois pas un instant que le numérique soit fait pour ça. Nous sommes, en Europe, pris dans une contradiction totale entre la prise de conscience de l’impact croissant du numérique sur l’environnement, que l’on veut le faire coïncider avec les accords de Paris, et une numérisation accrue de nos sociétés. »
Clairement, selon Guillaume Pitron, la situation est trop alarmante pour ne pas réagir : « Il va falloir changer notre façon de produire, notre façon de consommer. Il est question de souveraineté technologique, de géopolitique et de maintenir l’Europe dans l’histoire. » Il est important de souligner que la transition énergétique par la dématérialisation passe, paradoxalement, par plus de matériel. Imaginez : plus nous numérisons nos activités, plus nous avons besoin de serveurs, de data centers et de matériel, ce qui de facto aggravera notre empreinte écologique.
Des régulateurs aux abonnés absents
Selon différentes sources dont le rapport du Shift Project de 2018, le numérique est responsable de 3 à 4 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre, soit deux fois plus que le transport aérien. Et ce chiffre pourrait doubler d’ici l’an prochain pour atteindre près de 8 %. Une croissance propulsée par l’essor rapide de la numérisation, avec l’explosion des centres de données et l’augmentation de la demande pour les services en ligne. Julien Pillot rappelle que « la surconsommation de données liée à des usages de plus en plus voraces, comme streamer sur Netflix ou regarder des vidéos TikTok, est en forte hausse ». Et l’IA dans tout ça ? Son utilisation grandissante pèsera à coup sûr dans la balance. Par exemple, générer une image avec Midjourney consomme autant d’énergie que déplacer une voiture de 1.500 kg sur 25 mètres, selon le chercheur.
Concernant les propositions pour une régulation plus stricte du numérique, Najat Vallaud-Belkacem a lancé une idée en début d’année, pour le moins audacieuse, dans une tribune parue dans Le Figaro : limiter la consommation de données à 3 Go par semaine. Inspirée du modèle chinois, cette proposition vise à traiter les problématiques écologiques et les effets néfastes du numérique sur l’Homme, mais elle s’est attiré de vives critiques dont celle de Julien Pillot. Qui reconnaît cependant à l’ancienne ministre de l’Éducation nationale, qu'« elle pointe un vrai problème mais n’utilise pas la bonne arme… On n’éteint pas un incendie avec une bombe nucléaire. Il y a un vrai sujet autour de la consommation de data. Mais le plus gros problème reste l’infrastructure. Tout le monde se focalise sur les usages mais ils représentent 20 à 30 % de l’impact environnemental de nos usages numériques. Les 70 % restants sont de l’infrastructure. » Gilles Babinet considère pour sa part que cette approche, en se focalisant sur la quantité de données sollicitées, oublie les usages et les bénéfices potentiels du numérique.
Cette réflexion pousse le gouvernement français à revoir et renforcer les règles du secteur numérique. L’Agence de la transition écologique (l’Ademe) est déjà sur le terrain pour sensibiliser le public et les entreprises, mais des mesures plus concrètes et structurées seront probablement nécessaires pour garantir une transition durable et équilibrée.
Une jeunesse déconnectée de l’impact du numérique
Pour promouvoir la sobriété numérique auprès de la population, l’Ademe a fixé un certain nombre d’objectifs, et de gestes simples pour les atteindre. La liste est non exhaustive mais il s’agit de : supprimer les messages inutiles de sa boîte mail, télécharger des vidéos plutôt que les regarder en streaming, éteindre complètement sa box Internet et son boîtier TV la nuit ou en cas d’absence prolongée, nettoyer régulièrement sa boîte mail et ses espaces de stockage en ligne, et limiter le nombre d’e-mails envoyés ainsi que la taille des pièces jointes… Selon Lucas Scaltritti, journaliste derrière le podcast « Super Green Me » et auteur de On nous a menti sur l’écologie (éd. Michel Lafon), ces petits gestes sont insignifiants. En d’autres termes, ce n’est pas en triant ses mails qu’un individu coupera dans le gras de sa pollution numérique. C’est en étant plus responsable dans nos achats de smartphones, d’ordinateurs et autres équipements, que la balance s’allègera vraiment. Par conscience écologique ou difficultés économiques, les Français semblent l’avoir compris. Selon le cabinet Xerfi, les ventes de smartphones reconditionnés ont augmenté de près de 70 % depuis 2016.
Florence Clément, responsable de la mobilisation grand public et jeunes & éducation à l’Ademe, pointe cependant un paradoxe chez les jeunes : bien qu’ils soient très conscients des problèmes climatiques et des enjeux environnementaux, ils sont inactifs. Notamment sur la réduction de leur utilisation du numérique. « Quand on les interroge, on remarque une grande différence entre la conscience et l’action. Ils sont très conscients des problèmes et des enjeux, notamment climatiques, mais ils passent rarement à l’action. C’est difficile de dire si en les sensibilisant davantage et en leur fournissant plus d’infos, on les pousse vraiment à agir. » Elle précise que si la sensibilisation paraît nécessaire, elle a aussi ses limites : « Il faut qu’ils trouvent plus de bonheur à laisser leur portable de côté. En tout cas, l’information seule ne suffit pas. »
Vers un encadrement des usages de l’IA ?
Lucas Scaltritti se veut optimiste : « Passer une heure par jour sur Instagram ne pollue pas énormément, et ce n’est pas un problème majeur. Cependant, il est important de rester pédagogue sur l’impact environnemental. Par exemple, supprimer des mails n’a qu’un impact minimal sur les émissions de CO2, contrairement à l’achat annuel d’un nouvel iPhone, qui a un effet bien plus néfaste. Il vaut mieux se concentrer sur des actions plus significatives pour protéger la planète », déclare-t-il.
En parlant d’actions significatives, certains des experts que nous avons pu contacter, s’ils croient la sobriété numérique possible, estiment qu’elle ne se fera qu’au prix d’un encadrement strict des usages de l’IA. Autrement dit, d’une forme de privation. Trop énergivore, le recours à l’intelligence artificielle pourrait devenir un privilège réservé aux services R & D et aux chercheurs. « Pénaliser les entreprises » est une autre solution viable selon Arnaud Legrand, car elles sauront intégrer ces contraintes pour atteindre les exigences environnementales. « Les Allemands imposent à Google d’héberger les données en Allemagne, et les Chinois ont leurs propres contraintes », souligne-t-il.
Mobiliser tous les acteurs de la chaîne
Julien Pillot appelle à une réaction forte des législateurs et dénonce une « hypocrisie généralisée, tant de la part des consommateurs que de l’État. Vous ne pouvez pas être souverain quand vous ne maîtrisez pas la chaîne de valeurs du numérique », affirme-t-il, rappelant que les approvisionnements en métaux et en composants électroniques sont souvent contrôlés par des pays étrangers. Gilles Babinet, pour sa part, appelle à des mesures d’impact pour évaluer l’efficacité des lois sur la sobriété numérique. « On a des réglementations, mais il faut connaître leur utilité réelle », dit-il. Le serial entrepreneur compare l’usage excessif des smartphones à l’image des fumeurs dans les avions des années 1960, une pratique qui deviendrait obsolète.
Pour Florence Clément, décrocher des écrans les jeunes comme les plus vieux ne se fera pas sans régler un problème déjà identifié depuis de nombreuses années, celui de l’économie de l’attention. Les réseaux sociaux et les services de streaming comme Netflix bataillent pour garder les utilisateurs le plus longtemps dans leur écosystème afin de les exposer à de la publicité ou de générer de la donnée ciblée. La responsable de l’Ademe insiste sur l’importance de créer un cercle vertueux où chacun se sent impliqué et motivé à agir. IA plus qu’à.
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