Energie : La France s’enlise-t-elle dans le gaz naturel avec son nouveau terminal méthanier « Cape Ann » ?
environnement•Au Havre, le terminal méthanier « Cape Ann » vient d'être mis en service. Sa venue avait été décidée en plein doute sur la capacité de la France à pouvoir se passer du gaz russe. La donne a changé ?Fabrice Pouliquen
L'essentiel
- «Diversifier nos points d’approvisionnement et renforcer notre résilience »… C’est ainsi que le gouvernement justifie l’arrivée du Cape Ann, nouveau terminal méthanier qui vient d’arriver au port du Havre et doit y rester pendant cinq ans.
- Avant la guerre en Ukraine, la France disposait déjà de quatre terminaux, où des navires du monde entier viennent décharger leur chargement de gaz naturel pour qu’il soit injecté dans le réseau français.
- Avait-on réellement besoin d’un cinquième ? C’est la question que pose Greenpeace, qui voit dans l’arrivée du Cape Ann l’enfermement de la France dans le gaz naturel, au moment où le gouvernement affiche sa volonté d’être parmi les premières Nations à sortir des énergies fossiles.
TotalEnergies annonce ce jeudi 26 octobre la mise en service du terminal méthanier « Cape Ann ». A cette occasion, nous vous proposons de (re)lire cet article publié récemment.
Le plus souvent, les géants des mers qui accostent au port du Havre n’ont pas vocation à s’éterniser. C’est différent pour le Cape Ann. Arrivé le 18 septembre, le méthanier - un navire servant à transporter du gaz naturel liquéfié (GNL) - de plus de 280 m de long ne devrait plus quitter le port d’ici à 2028. Il faut dire que le bateau n’est pas un simple méthanier. Ses unités de stockage et de regazéification font du Cape Ann un terminal méthanier flottant… Et de facto une pièce maîtresse dans le système énergétique français, pour ne pas dire européen.
Durant les cinq ans à venir, des navires du monde entier vont venir jusqu’au Cape Ann, propriété de TotalEnergies, décharger leur GNL pour qu’il le retransforme à l’état gazeux et l’injecte dans le réseau gazier français. Cette énergie servira à chauffer des maisons, faire avancer des bus et des camions, produire de l’électricité, faire tourner des usines…
Faire venir le gaz de plus loin et de divers endroits
Une vraie bouffée d’air depuis le début de la guerre en Ukraine et la baisse drastique des importations de gaz russe en Europe ? C’est en tout cas dans l’optique de sécuriser nos approvisionnements gaziers que le gouvernement a passé commande d’un nouveau terminal gazier. Ils ont en effet l’avantage de permettre, à la différence des gazoducs, d’acheminer du gaz de divers endroits et de plus loin.
Mais la France disposait déjà de quatre terminaux méthaniers. Deux à Fos-sur-Mer, près de Marseille, un à Dunkerque, et un dernier à Montoir-de-Bretagne (près de Saint-Nazaire). Le tout pour une capacité de regazéification de 46,96 milliards de mètres cubes en 2022, évalue Greenpeace France dans un rapport de juin. « En France, on en consomme de l’ordre de 40 milliards par an », compare Edina Ifticene, chargée de campagne « pétrole et gaz » de l’ONG. Avec le Cape Ann, on rajoute 5 milliards de m³ par an de capacité de regazéification, soit environ 10 % de la demande française.
« Une précaution » qui n’est plus d’actualité ?
Ces terminaux méthaniers ne sont qu’un des leviers à disposition du gouvernement pour répondre à ses besoins en gaz. La France dispose également de onze sites de stockage, d’une capacité totale de 130 térawatts/heure. « Soit un peu moins d’un tiers de sa consommation annuelle », indique la Commission de régulation de l’énergie (Cre). L’an dernier, à la demande d’Elisabeth Borne, ces capacités de stockage avaient été remplies à 100 % dès le 5 octobre, afin d’anticiper au maximum un hiver compliqué. « Ça sera le cas de nouveau cet automne », ne doute guère Anna Creti, professeure d’économie à l’université Paris-Dauphine et directrice de la chaire Économie du climat. « Il y a beaucoup moins d’incertitudes qu’à l’automne dernier sur la capacité de la France à faire face à ses besoins en gaz pour l’hiver », ajoute-t-il.
Le Cape Ann est-il alors vraiment utile ? C’est la question que pose Greenpeace, qui a tenté d’empêcher l’arrivée du navire le 18 septembre. Edina Ifticene observe déjà un changement dans le discours de l’exécutif pour justifier ce nouvel équipement. « On est passé de "nous avons absolument besoin de cette nouvelle capacité" à "c’est une précaution", observe-t-elle. Pas seulement pour la France, nous dit-on, mais aussi pour nos voisins européens qui ont besoin de nous ».
Un argument qui ne tient pas pour Edina Ifticene. « Le sabotage du Nord Stream [un système de deux gazoducs entre la Russie et l’Allemagne], il a un an tout juste, a créé une panique générale en Europe, reprend-elle. Sans se concerter, des Etats membres ont lancé la construction de terminaux méthanier ou affrété des unités flottantes comme le Cape Ann. » « L’Allemagne, qui n’en avait aucun, s’est équipé de quatre terminaux, tandis que la Pologne, l’Italie et l’Espagne en ont acquis deux chacun », confirme Anna Creti.
La guerre en Ukraine, l’opportunité manquée de sortir du gaz ?
Au cabinet d’Agnès Pannier-Runacher, ministre de la Transition énergétique, pas question de remettre en cause l’utilité de ce cinquième terminal. « C’est un outil supplémentaire pour faire face à tous les scénarios et répondre aux besoins des Français en toutes circonstances », explique-t-on. En donnant quelques exemples : « Un hiver très long et froid, un défaut d’approvisionnement, une panne ». Anna Creti évoque un autre risque : « le réveil de l’économie chinoise et celles d’autres puissances asiatiques, encore atones depuis le Covid-19 ». « Cela pourrait augmenter fortement la demande mondiale en gaz naturel [et donc le prix], d’autant qu’en parallèle, ces pays sont pressés de réduire leurs recours au charbon », explique-t-elle.
Justement, pour Edina Ifticene, c’est une raison de plus de renoncer au Cape Ann. « La guerre en Ukraine était l’opportunité de faire un grand pas vers la sortie de cette énergie fossile qu’est le gaz naturel, on ne l’a pas saisie ». Plutôt qu’un nouveau terminal, elle aurait préféré que le gouvernement aille beaucoup plus loin sur la sobriété, un autre levier pour passer l’hiver. « Cela aurait été cohérent avec la volonté maintes fois répétée du gouvernement - encore ces derniers jours lors de la présentation de la planification écologique - d’être l’une des premières Nations à sortir des fossiles », pointe la chargée de campagne « pétrole et gaz » de l’ONG.
Et en parallèle la sobriété ?
Le Cape Ann est « une installation temporaire » qui « ne remet pas en cause nos actions et nos déterminations à sortir des fossiles », répond-on au cabinet d’Agnes Pannier-Runnacher. On renvoie notamment au « plan sobriété » détaillé par Elisabeth Borne le 6 octobre, et qui « a produit des résultats que personne n’imaginait ». Entre le 1er août 2022 et le 31 juillet dernier, la consommation nationale de gaz a diminué de 16,3 %, comparée à la même période entre 2018 et 2019, indique GRTgaz, le gestionnaire du réseau gazier français. Ou de 14,3 % si on prend les données corrigées du climat, un détail qui a son importance tant l’hiver dernier a été doux. Pour rappel, l’Union européenne incite ses Etats membres à réduire leur consommation de gaz naturel de 15 %. La France est donc dans les clous… mais peut mieux faire ?