REPORTAGELes betteraviers dans la crainte de faire sans néonicotinoïdes

Agriculture : Privés de néonicotinoïdes, les betteraviers replongent dans le flou

REPORTAGEUne centaine de tracteurs ont convergé vers l’esplanade des Invalides, à Paris, ce mercredi matin. Aux volants, principalement, des planteurs de betteraves privés de néonicotinoïdes cette année
Des agriculteurs manifestent contre les restrictions des pesticides à Paris
Fabrice Pouliquen

Fabrice Pouliquen

L'essentiel

  • Partis de la porte de Versailles mercredi matin, une centaine de tracteurs ont convergé vers les Invalides à la mi-journée, dans une démonstration de colère des agriculteurs.
  • Les producteurs de betteraves sucrières constituaient l’essentiel du cortège, alors que le gouvernement vient de renoncer à accorder une nouvelle dérogation autorisant l’usage des néonicotinoïdes pour cette filière, sachant qu'ils sont interdits partout ailleurs en Europe.
  • Pour les betteraviers, l’insecticide est la seule solution technique efficace à ce jour pour lutter contre le puceron qui transmet la jaunisse betteravière, maladie qui peut mettre sur le tapis, chaque année, une bonne partie des récoltes.

Aux abords des Invalides, ce mercredi matin

« Si c’est de nouveau la catastrophe cette année, j’arrête définitivement la betterave », prévient Benoît Gourdain. L’agriculteur de 36 ans, à la tête d’une exploitation d’Ivry-le-Temple (Oise) depuis sept ans, est de la centaine à avoir convergé, vers les Invalides, au cœur de Paris, ce mercredi matin.

A midi, une centaine de tracteurs occupent l’allée centrale de l’esplanade. En ajoutant les bottes de foins, les cageots de pommes et mêmes les quelques vaches amenés jusque-là, on peut croire que le Salon de l’agriculture a démarré avec quelques semaines d’avance. Mais pour la grande communion du monde agricole avec les Français, il faudra attendre encore. Car ce mercredi, l’heure est bien plus aux revendications et à la démonstration de force à quelques centaines de mètres du ministère de l’Agriculture.

« On change les règles à quinze jours des semis »

« Pas d’interdictions sans solution », martellent, en lettres capitales, de nombreuses pancartes. Plusieurs filières agricoles se retrouvent derrière ce slogan, des cerises au colza, en passant par l’endive et les pommes. Mais ce sont surtout les betteraviers qui constituent l’essentiel du bataillon de manifestants. Le 23 janvier dernier, le gouvernement annonçait renoncer à autoriser, par dérogation, les néonicotinoïdes pour protéger les semences de betteraves sucrières, comme il l’avait fait en 2021 et en 2022. La France se plie ainsi à une décision de la Cour de justice européenne, tombée quelques jours plus tôt et estimant toute dérogation comme injustifiée.

Une grande victoire pour la biodiversité, se félicitent les ONG environnementales alors que les néonicotinoïdes – des insecticides qui s’attaquent au système nerveux des insectes – sont mis en cause dans le déclin massif des abeilles.

Pour une grande partie des betteraviers, en revanche, c’est le coup de massue. Alexis Hache, agriculteur à Serans (Oise) et secrétaire général adjoint de la Confédération générale des planteurs de betteraves (CGB), déplore déjà le timing de l’annonce. « On change les règles à une quinzaine de jours seulement des semis, peste-t-il. Nous sommes coincés. On va les semer les betteraves… ». Mais avec cette désagréable sensation de plonger dans l’inconnu alors que les néonicotinoïdes sont présentés comme la solution technique efficace pour lutter contre le Myuzus persicae. Ce puceron transmet la jaunisse de la betterave, une maladie qui peut mettre au tapis une bonne partie des récoltes.

Retour dans l’inconnu ?

Cétait le cas en 2020, une année particulièrement noire. Benoît Gourdain s’en souvient : « Au lieu des 100 tonnes habituelles, je n’avais pu en récolter que 50, quand il m’en faut 80 pour payer au moins les charges, raconte-t-il. Cette année-là, j’ai perdu de l’argent. Depuis, j’ai réduit le nombre d’hectares que je consacre à cette culture de 25 à 17. »

Nicolas Rialland, secrétaire général de la CGB, confirme le traumatisme de 2020 pour de nombreux betteraviers. « Plusieurs réponses d’urgence avaient été apportées, rappelle-t-il. Une indemnisation des pertes les plus lourdes, le lancement d’un Plan national de recherche et innovation (PRNI) axé sur de nouvelles solutions pour lutter contre le puceron, et, surtout, la réautorisation, au moins pour trois ans, des néonicotinoïdes en enrobage de semences. »

Pas d’alternatives avant 2026 ?

C’est ce troisième engagement que la CGB estime rompu. « C'est pourtant le plus important, reprend Nicolas Rialland. Ces dérogations redonnaient de la visibilité aux betteraviers. Malgré cette crise de 2020, la baisse de surface consacrée à la betterave en France avait au final peu baissé. » 402.000 hectares y sont consacrés, cultivées par 23.700 betteraviers, pour une production de 34,5 millions de tonnes. On en fait du sucre blanc, mais aussi du bioéthanol ou de la « pulpe » utilisée, entre autre, pour faire du gel hydroalcoolique. La CGB estime à 45.000 le nombre d’emplois agricoles et industriels que génère la betterave en France

Une filière aujourd’hui en péril ? C’est toute la crainte exprimée aux Invalides ce mercredi matin. Une certitude : le PRNI n’a pas encore porté ses fruits. « Les recherches ont été lancées, notamment sur des variétés tolérantes à la jaunisse, commence Alexis Hache. Mais les chercheurs nous disent qu’elles ne seront pas disponibles avant 2026. » En attendant, sans néonicotinoïdes, Alexis Hache dit très bien savoir ce qui va se passer pour les betteraviers qui n’ont pas basculé dans le bio. « On va faire comme entre 2018 et 2020, en pulvérisant d’autres insecticides sur nos parcelles, encore autorisées et censées réguler les populations de pucerons, prédit-il. Cette solution n’est pas meilleure pour l’environnement et elle marche mal, on l’a vu en 2020. Mais c’est la seule qui nous reste. »

Du concret attendu ce jeudi

La promesse de Marc Fesneau, ministre de l’Agriculture, d’indemniser tous les planteurs dont la récolte serait affectée par la maladie ne convainc que partiellement. Les betteraviers attendent bien plus ce jeudi du plan d’action que le ministre doit leur détailler. « Il nous faut des garanties et les détails du dispositif de compensations intégrales des pertes, demande Nicolas Rialland. Ça ne réjouira pas les agriculteurs, qui travaillent pour produire et non être indemnisés. Mais ça permettra au moins de les rassurer et de perdre le moins possible de surfaces agricoles dédiées. »

A la CGB, on attend aussi que la France fasse entendre sa voix pour éviter les distorsions de concurrence. « Huit pays de l’UE pourraient passer outre la décision de la Cour de justice européenne et autoriser à leurs betteraviers l’utilisation de semences enrobées en 2023 », fustige Alexis Hache. Autre point de discorde : « La France a voulu cultiver plus vert que vert en interdisant toutes les molécules de néonicotinoïdes depuis septembre 2018, poursuit Nicolas Rialland. Mais l’une d’elles, l’acétamipride, reste autorisée en pulvérisation dans l’UE jusqu’en 2033. Autrement dit, les betteraviers allemands ou belges auront toujours cette option sous la main en cas de grave épidémie de jaunisse cette année. Pas nous. »

Le spectre de la perte de souveraineté ?

Là encore, on préfére mettre en garde aux Invalides. « Le risque, à terme, est de devoir importer massivement notre sucre à l’heure où on n’a jamais autant parlé de souveraineté alimentaire ». L’agriculteur ne craint pas tant d’ailleurs la concurrence des voisins européens que celle du Brésil, « capable de rivaliser avec nous en termes de volumes de sucre produits ». Pas de betteraves là-bas, mais de la canne à sucre, « l’une des cultures qui contribuent à la déforestation dans ce pays ».