Démographie : « Il ne faut pas tenir la population mondiale comme responsable de tout ce qui va mal »
INTERVIEW•Alors que ce mardi marquera le passage du cap des 8 milliards d’humains sur Terre, le démographe Jacques Véron, revient pour « 20 Minutes » sur les relations entre population, environnement et développement économiquePropos recueillis par Fabrice Pouliquen
L'essentiel
- C’est ce mardi que la population mondiale devrait atteindre les 8 milliards d’êtres humains, selon les projections de l’ONU publiées cet été. L’Inde devrait dépasser la Chine en tant que pays le plus peuplé du monde l’an prochain, indique aussi le département « démographie » de l’ONU.
- Cette accélération de la croissance démographique depuis le début du XIXe siècle - nous étions alors 1 milliard - est régulièrement tenue comme l’une des grandes responsables des crises environnementales actuelles.
- Tout en la considérant comme un facteur important de pression sur l’environnement, Jacques Véron, démographe et directeur de recherche émérite à l’Ined, invite à ajouter d’autres facteurs dans l’équation. A commencer par les modes de vie
De 1 milliard en 1800, la population est passée à 2 milliards un peu avant 1930, puis à 4 milliards vers 1975. Et ce mardi, nous voilà 8 milliards d’êtres humains sur Terre. C’est la date symbolique choisie par l’ONU pour marquer le franchissement de ce cap. Nous en sommes ainsi au troisième doublement de la population mondiale en 200 ans.
Cette accélération de la croissance démographique est régulièrement accusée de mettre en péril l’humanité, et les tribunes s’enchaînent pour appeler à stabiliser voire à réduire la population mondiale. Dernière en date : celle de l’association Démographie responsable publiée dans les colonnes du Monde.
Mais suffirait-il que la population mondiale se stabilise ou décroisse pour réduire les pressions environnementales ? Clairement non, répond Jacques Véron, directeur de recherche émérite à l’Institut national d’études démographiques (Ined), spécialiste des relations entre population et environnement. Dans Faut-il avoir peur de la population mondiale ? (ed. Points), paru en 2020, le démographe démonte les clichés simplificateurs, les rassurants comme les menaçants, sur la croissance démographique. Il répond à 20 Minutes.
Avions nous connu, dans l’Histoire de l’humanité, des phases de croissance démographique aussi importantes que celle en cours ?
Il y a eu des phases de croissance avant 1800. On peut même parler pour certaines de grandes révolutions démographiques. Lorsque, par exemple, l’apprivoisement du feu ou l’apparition de l’agriculture ont permis à la population mondiale d’augmenter de façon importante. Mais il n’y en avait jamais eu de comparable à celle que nous observons depuis 1800. Cette nouvelle révolution démographique, liée à une lutte efficace contre les maladies et la mort, va culminer dans les années 1960, avec un taux de croissance supérieur à 2 %. A ce rythme, une population double en 35 ans seulement. Il a depuis baissé.
Dans son scénario « haute fécondité », l’ONU anticipe 15 milliards d’êtres humains en 2100. La population mondiale va-t-elle encore quasi-doubler d’ici à la fin du siècle ?
Je n’y crois pas. Le scénario moyen de l’ONU – qui prévoit 10,4 milliards d’humains en 2086, puis une stabilisation - semble bien plus probable. A l’horizon 2050, ce sont huit pays qui alimentent essentiellement la croissance démographique. Dans beaucoup d’autres endroits, on constate des baisses de la fécondité. Certains pays voient déjà leur population diminuer. C’est le cas du Japon, de l’Italie, de la Corée du Sud… D’autres vont vers cette décroissance démographique, comme l’Allemagne ou la Russie. En France, on n’y est pas encore. Notre taux de fécondité – 1,84 enfant par femme – reste élevé, du moins comparé à d’autres pays européens.
Quand cette croissance démographique a-t-elle commencé à être perçue comme un enjeu environnemental ?
En 1798, dans son Essai sur le principe de la population, Malthus avait déjà mis en évidence le pouvoir d’accroissement de la population mondiale et pointait le déséquilibre potentiel entre population et subsistances, qui pouvait rapidement devenir considérable. A l’époque de Malthus, et pendant longtemps après, on n’a pas vraiment encore l’idée de nature, d’environnement, si bien que le problème démographique est toujours posé dans sa dimension économique.
Dans les années 1960, des biologistes commencent à évoquer les pressions environnementales que la croissance démographique génère. Le Britannique Julien Huxley, premier directeur de l’Unesco (et frère d’Aldous), écrit en 1956 que si l’accroissement de la population n’était pas maîtrisé, « l’humanité sera submergée par sa propre inondation ». Ou, dit autrement, « l’homme se muera en cancer pour la planète ». L’Américain Paul R. Ehrlich évoque aussi ce lien entre démographie et environnement dans The Population Bomb, paru en 1968. Mais c’est le rapport Les limites à la croissance plus connu sous le nom « rapport Meadows », publié en 1972, qui alerte véritablement sur les risques d’une croissance illimitée de la population et de l’économie dans un monde fini. Les auteurs – des chercheurs du MIT – évoquaient surtout les enjeux de l’épuisement des ressources naturelles et de la montée de la pollution. Cinquante ans plus tard, le prisme est plus celui du changement climatique et de l’érosion de la biodiversité.
Faut-il alors avoir peur de la population mondiale ?
D’un côté, il y a les pessimistes, qui tiennent cette croissance pour responsable de tous les maux, dont celui du changement climatique. Et de l’autre, des optimistes, qui estiment que cette augmentation du nombre d’humains n’a aucune incidence et qui conservent une foi indéfectible dans la capacité de la science et de la technique à résoudre tous les problèmes qui se présenteront.
Entre ces deux extrêmes, il y a une voie moyenne. Certes, l’accroissement de la population est un facteur important de pression sur l’environnement, mais ce n’est pas le seul. Exemple sur les gaz à effet de serre. D’un côté, la Chine, pays le plus peuplé au monde, est le premier pays émetteur, devant les Etats-Unis. Mais si on regarde les émissions par habitant, les Etats-Unis devancent nettement la Chine. Autrement dit, il ne faut pas tenir la population comme responsable de tout ce qui va mal, mais ajouter dans l’équation les effets « modes de vie » et « technologie », tout aussi déterminants. C’est d’autant plus nécessaire que ces trois facteurs influent les uns sur les autres. Il est ainsi largement admis que, pour stabiliser la population mondiale à terme, les conditions de vie des populations les plus défavorisées doivent s’améliorer. Cela signifie que la consommation moyenne par tête augmente, ce qui peut annuler ou du moins réduire les gains environnementaux réalisés grâce à une baisse de la population.
Stabiliser - ou même baisser - la population mondiale est-il tout de même un objectif à se fixer ?
Stabiliser, oui. Mais la liberté des couples de choisir le nombre d’enfants et leur espacement doit rester un droit fondamental. Je ne crois pas non plus aux actions efficaces de régulations par les pouvoirs publics. L’expérience montre qu’il ne suffit pas de garantir une large offre contraceptive pour que la fécondité se mette à diminuer. Il faut également que les préférences des couples et leurs attitudes à l’égard de la famille changent pour que les comportements de fécondité se modifient.
C’est là qu’on en vient à cet enjeu d’« éliminer la pauvreté sous toutes ses formes et partout où elle se trouve ». Il s’agit du premier des dix-sept Objectifs de développement durable définis en 2015 par les Etats membres des Nations Unies pour 2030. Dans le même temps, il faut que ce développement soit différent de celui privilégié jusqu’à présent. Cela implique de se pencher sur nos consommations, notre culture du gaspillage, notre production de déchets, notre gestion de l’eau et des autres ressources naturelles, les impacts des innovations technologiques que l’on introduit…
Les pays dont la population décroît, ou va le faire, doivent-ils s’inquiéter ?
La décroissance veut dire « vieillissement de la population », ce qui n’est pas sans poser de défis. Se pose notamment la question du partage de l’activité, du financement des systèmes de retraite… Et vivre plus longtemps ne veut pas toujours dire en bonne santé. Quels liens alors entre les générations ? Qui s’occupe de qui ? L’enjeu est loin d’être anodin quand on voit les difficultés à recruter dans le secteur des services, en France notamment.
Mais on peut être pour la décroissance, c’est un point de vue légitime. Il faut alors assumer ce vieillissement et le gérer collectivement. Le Japon, où la décroissance s’est mise en place toute seule, est un cas intéressant du casse-tête que cela peut représenter. Dès 1991, lorsque le taux de fécondité tombait à 1,53, les Japonais ont pris conscience de l’ampleur des changements démographiques à venir. Malgré la politique de Shinzo Abe, en 2014, pour essayer d’enrayer cette décroissance, la fécondité reste très basse. De quoi relancer le débat sur l’immigration, sans pour autant qu’une ouverture plus large des frontières y soit envisagée par un gouvernement et une population très attachée à « l’homogénéité culturelle » du pays.
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