Pollution lumineuse : « Le besoin d’obscurité est vital pour une grande partie du vivant »
InTERVIEW•La lutte contre la pollution lumineuse est souvent abordée sous l’angle de la sobriété. Dans « Osons la nuit », le zoologiste suédois Johan Eklöf explique pourquoi s’y atteler est aussi une urgence pour préserver le vivantPropos recueillis par Fabrice Pouliquen
L'essentiel
- Dans Osons la nuit, manifeste contre la pollution lumineuse, Johan Eklöf rappelle que l’éclairage la nuit a un impact sur la vie des animaux nocturnes. « Soit un tiers des vertébrés et près de deux-tiers des invertébrés », précise-t-il.
- L’obscurité leur est vitale pour se protéger, chasser, s’orienter, s’accoupler… Johan Eklöf rappelle aussi que c’est tout le vivant qui est programmé pour fonctionner en harmonie avec ce rythme de l’alternance nuit-jour.
- Petite pointe d’optimisme : Bien qu’elle continue à tisser sa toile, « la pollution lumineuse est sans doute le problème environnemental le plus simple à résoudre », écrit Johan Eklöf. Encore faut-il le vouloir…
On voit toujours la Lune, bien sûr. Les planètes les plus proches aussi, Mars et Venus. Et puis quelques autres corps célestes, les plus lumineux. Mais c’est à peu près tout de ce qu’offrent à voir nos paysages urbains et périurbains la nuit. Le reste – le ruban lumineux de la Voie lactée comme les 6.000 étoiles et autres objets célestes qu’on devrait voir à l’œil nul dans les meilleurs ciels nocturnes- a été absorbé par la lumière artificielle. « Les étoiles sont toujours là, mais plus pour nous », dit joliment Johan Eklöf.
Retrouver ce spectacle est l’une des raisons pour lesquelles le zoologiste suédois, grand spécialiste des chauves-souris, vient de publier son appel Osons la nuit (Tana Editions), un manifeste contre la pollution lumineuse. Une deuxième raison est la quête de sobriété alors que l’éclairage représente un dixième de l’ensemble de notre consommation énergétique et qu’une seule fraction nous est vraiment utile.
Là encore Johan Eklöf l’évoque dans son livre. Mais le chercheur décrypte surtout l’impact néfaste de cette pollution lumineuse sur le vivant, au point de précipiter un peu plus la disparition de certaines espèces. Alors que se tient ce samedi la quatorzième édition du Jour de la nuit, grande manifestation de sensibilisation à la pollution lumineuse, Johan Eklöf répond à 20 Minutes.
Quelle fraction du globe échappe encore à la pollution lumineuse ?
Il n’y a pas de statistiques précises. Bien sûr, il reste des spots préservés. En pleine mer, en haute montagne, au beau milieu des déserts, dans certaines réserves naturelles. L’International sky association (IDA) recense plusieurs de ces endroits, avec ses Réserves internationales de ciel étoilé (Rice) qui doivent répondre au critère d’être relativement accessibles. On en compte une quarantaine dans le monde, dont quatre en France. Autant dire, peu. Ce n’est pas une surprise. Les images de la Terre, prises depuis l’Espace, permettent de se rendre compte, de l’expansion du monde urbanisé et la lumière artificielle qui en découle. Celle-ci est l’un des symboles les plus puissants de l’anthropocène. On estime désormais que 99 % des habitants en Europe et en Amérique du Nord vivent aujourd’hui sous un ciel influencé. Certes à des degrés divers. Nous sommes moins exposés à cette pollution lorsque nous vivons dans un petit village ou dans un endroit reculé, qu’en ville.
A partir de quand la pollution lumineuse a commencé à devenir un véritable problème environnemental ?
On peut remonter à Thomas Edison. En faisant breveter une ampoule à utilisation commerciale en 1879, il nous fit entrer dans une nouvelle ère. Il y a beaucoup de biens à dire de l’évolution technique, des bienfaits de la modernité et de ses lumières. Mais il y a aussi des contreparties dont la pollution lumineuse qui fut longtemps un exemple sous-estimé. Cette pollution lumineuse est devenue un problème majeur à partir du moment où on s’est mis à utiliser massivement les diodes électroluminescentes (LED) dans la seconde moitié du vingtième siècle, avec une forte accélération à partir des années 1990. Ce sont ces LED, meilleur marché et moins énergivore, qui ont rendu possible l’explosion de lumière que l’on constate aujourd’hui dans les jardins des villas, les parkings, les zones industrielles, les bureaux déserts… Cet empressement à tout éclairer ne répond plus seulement à notre peur du noir, cette terreur inscrite dans notre héritage génétique et culturel. C’est devenu une façon d’exposer sa richesse, sa puissance. Le Luxor Sky Beam, cet objet lumineux qui coiffe l’hôtel-casino Luxor à Las-Vegas, et qui projette un rayon lumineux droit vers le cosmos et visible à 70 km de distance, en est une illustration.
La lutte contre la pollution lumineuse est souvent abordée sous l’angle de la sobriété énergétique, en France du moins. Pourquoi lutter contre est aussi un enjeu pour mieux préserver le vivant ?
Pas moins d’un tiers de tous les vertébrés et presque deux tiers de tous les invertébrés sont des animaux nocturnes. On l’oublie, mais c’est donc après notre endormissement, le soir, que se produit l’essentiel de l’activité de la nature. De la chasse aux accouplements, en passant par la pollinisation. En prolongeant le jour avec la lumière artificielle, nous perturbons cette vie nocturne de maintes façons et à un point qu’on commence tout juste à saisir. Cela ne se résume pas à des animaux qui ne trouvent plus cette obscurité protectrice qui les met à l'abri de leurs prédateurs. Un grand nombre se fie aussi aux étoiles, à la lune ou à la lumière polarisée pour s’orienter la nuit. Des insectes, des oiseaux migrateurs, des animaux marins…. La lumière artificielle brouille leurs repères, mais elle agit parfois aussi comme un leurre. C’est le cas pour les bébés tortues qui éclosent sur la plage et prennent bien souvent la direction des villes, attirés par leurs lumières, au lieu de l’océan. On a tous aussi vu des insectes comme hypnotisés par un faisceau lumineux. Ils tournoient autour toute la nuit, incapables d’y échapper, devenant des proies faciles, mourant d’épuisement ou se retrouvant au petit matin, sans avoir atteint les objectifs de la nuit : manger, transporter du pollen, pondre leurs œufs… C’est d’ailleurs un autre impact de la pollution lumineuse : elle affecte parfois jusqu’à la capacité de certains animaux à se reproduire.
Tous les êtres vivants, au final, sont affectés d’une manière ou d’une autre par la pollution lumineuse ?
Depuis la naissance de la Terre, la nuit a succédé au jour. Chaque cellule de chaque organisme vivant est programmée pour fonctionner en harmonie avec ce rythme. La lumière calibre notre horloge interne, elle commande aux hormones et autres processus biologiques. Nous sommes un bon exemple. Entre le coucher du soleil et minuit, il se produit chez l’homme une augmentation régulière du taux de mélatonine [une molécule souvent dénommée hormone du sommeil] qui enclenche à son tour un grand nombre de réactions dans le corps. Nous sommes fatigués, notre température corporelle baisse, de même que notre métabolisme ou notre appétit. Cela tient au fait que la mélatonine active une autre hormone, la leptine, qui nous signale l’état de nos réserves d’énergie et la meilleure manière de la gérer. Là encore, la pollution lumineuse concourt à perturber le cycle de la mélatonine avec la conséquence de maintenir un niveau bas constant de leptine dans notre corps, ce qui contribue aussi à l’augmentation actuelle de l’obésité.
La pollution lumineuse est-elle le problème environnemental le plus simple à résoudre ?
Techniquement oui, du moins comparé au réchauffement climatique, à la pollution plastique, au fléau des espèces invasives… D’une certaine façon, il suffit d’éteindre la lumière superflue, munir les lampes d’abat-jour, adopter des sources lumineuses basses et orientées vers le bas… Et puis les LED, qui ont eu jusqu’à présent contribué à grappiller un peu plus la nuit, peuvent avoir l’effet exactement inverse. La palette lumineuse de l’ampoule LED est plus étendue que par le passé, on peut varier l’intensité comme on le veut. Il est aussi possible de contrôler la durée de l’éclairage, la programmer, imiter les variations naturelles… Il est temps d’utiliser cette palette technique. Malheureusement, la pollution lumineuse continue de s’accroître. Je constate tout de même que c’est un domaine de recherche en plein essor et que les initiatives pour faire reculer cette pollution se multiplient dans le monde. Du quartier de Roppongi Hills, à Tokyo à l’île de Mon au Danemark [où la partie Est a été transformée en réserve naturelle consacrée à la nuit en 2017], en passant par la France qui, même si les décrets ne sont pas toujours bien appliqués, reste l’un des rares pays à avoir légiféré sur la pollution lumineuse.
Vous commencez votre manifeste par un appel à prendre conscience de l’obscurité… Qu’entendez-vous par là ?
Qu’il faut interroger notre besoin d’obscurité autant que notre besoin de lumière. Les deux sont vitaux pour une grande partie du vivant, nous compris. On ne pourra pas toujours combiner ces deux besoins. Il faudra parfois faire des choix, en laissant des endroits sous la lumière et d’autres à la pénombre. On peut le faire même à l’échelle d’une ville, en laissant des parcs dans l’obscurité avec des corridors les reliant entre eux. C’est certain, en tout cas : il faut protéger l’obscurité, la (re) découvrir. Ce n’est qu’ainsi qu’on prendra conscience de la menace réelle que constitue la pollution lumineuse.
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