DROITS DE LA NATUREEt si le fleuve corse Tavignanu obtenait une personnalité juridique ?

En Corse, les défenseurs du fleuve Tavignanu bataillent pour lui obtenir le statut de personnalité juridique

DROITS DE LA NATUREDepuis l’Equateur en 2008, des pays et collectivités locales reconnaissent peu à peu le statut de personnalité juridique à des fleuves, forêts et autres écosystèmes. Les défenseurs du fleuve corse Tavignanu veulent ouvrir le bal en France
Fabrice Pouliquen

Fabrice Pouliquen

L'essentiel

  • Deuxième fleuve de Corse, le Tavignanu rend bien des services à la biodiversité et aux hommes sur ses 88,7 km de long. Mais un projet de centre d’enfouissement de déchets menace cet équilibre, selon plusieurs associations locales.
  • Après une première bataille juridique perdue, une rencontre avec la juriste Valérie Cabanes, en septembre 2019, leur a donné une autre idée. Celle de faire reconnaître les droits juridiques du fleuve, à commencer par celui de se défendre en justice.
  • La déclaration des droits du fleuve Tavignanu que ces associations viennent de publier n’est pour l’instant que symbolique. Avec l’aide de Notre affaire à tous, la prochaine étape est de lui donner une valeur juridique. Ce serait une première en France.

Le droit d’exister, de vivre, et de s’écouler. Le droit au respect de ses cycles naturels. Le droit de remplir ses fonctions écologiques essentielles. Le droit de ne pas être pollué… Et, surtout, le droit d’ester en justice, c’est-à-dire celui d’intenter des actions devant les tribunaux et de se défendre lorsqu’on est l’objet de poursuites.

En Corse, trois associations – Tavignanu Vivu, Umani et Terre de Liens Corsica – ont pris la plume pour rédiger une déclaration des droits pour l’un des trésors naturels de l’Ile de beauté : le fleuve Tavignanu. Avec l’idée de lui obtenir le statut de personnalité juridique, ce qui serait une première pour un écosystème naturel en France.



Un projet de centre d’enfouissements comme catalyseur

Le Tavignanu le mériterait amplement selon ce collectif. Du lac Ninu, au centre de l’île, où il prend sa source, à son embouchure, à Aléria, sur la côte est, le deuxième fleuve de Corse rend bien des services sur ses 88,7 km de long. A la biodiversité déjà. Sa basse vallée est classée site Natural 2000 et zone naturelle d’intérêt écologique pour la riche faune et la flore qu’elle abrite. Aux hommes ensuite. « Nous y prélevons 4 millions de m³ d’eau par an, précise Pascale Bona, de Tavignanu Vivu. A la fois pour approvisionner en eau potable une grande partie de la côte orientale de la Corse, et pour irriguer les cultures de la plaine orientale, l’une des principales régions agricoles de l’île, la première productrice de clémentines de France. »

Un écosystème en danger ? C’est le sentiment des trois associations corses depuis qu’a été rendu public, en juin 2016, un projet de centre d’enfouissements de déchets sur la commune de Giuncaggio, porté par la société Oriente environnement. « Il s’étendrait sur 60 hectares au creux d’un méandre du fleuve, décrit Pascale Bona. Le terrain est connu pour être instable et gorgé d’eau. Pourtant, on y entreposerait chaque année 80.000 tonnes de déchets ménagers et 120.000 tonnes de déchets amiantifères*. »

Rejoindre le mouvement des droits de la nature

Le 21 avril, la Conseil d’État a rejeté le pourvoi formé par le collectif et la collectivité de Corse contre la décision de la justice administrative autorisant Oriente environnement à commencer les travaux. La fin d’une longue bataille juridique. Mais peut-être pas la dernière. Une rencontre avec Valérie Cabanes, juriste en droit international et cofondatrice de Notre Affaire à tous, en septembre 2019, a en effet redonné espoir aux trois associations.

Elles y apprennent que plusieurs pays ont déjà accordé des droits juridiques à leur patrimoine naturel. L’Equateur avait ouvert le bal en 2008, en adoptant une nouvelle Constitution qui fait de la Pacha Mama (la Terre mère) un sujet de droits devant être respecté et même réparé en cas de dommages. La Bolivie, la Nouvelle-Zélande, les Etats-Unis ont suivi avec des initiatives comparables, portées au niveau national ou local et attribuant des statuts d’entités vivantes à des fleuves, des lacs, des forêts. « Ou encore au règne animal en Inde », détaille Marine Yzquierdo, avocate et référente « droits de la nature » à Notre Affaire à tous.

Dans un livre qu’elle prépare sur le sujet, Notre Affaire à tous a analysé une soixantaine de cas dans une vingtaine de pays. Une liste non exhaustive. « C’est un mouvement encore très récent et l’Europe a pris un peu de retard, note Marie Toussaint, députée européenne et cofondatrice de l’ONG. Il y a tout de même un exemple marquant en Espagne, où une initiative législative populaire est en cours pour donner une personnalité juridique à la Mar Menor [dans la région de Murcie]. » La plus grande lagune d’eau salée d’Europe abrite une riche biodiversité mais qui est gravement menacée sous l’effet de l’urbanisation et de l’intensification de l’agriculture.

Donner une valeur juridique à leur déclaration

De cette conférence avec Valérie Cabanes, les trois associations sortent convaincues qu’il leur faut, elles aussi, viser la reconnaissance juridique pour le Tavignanu. Leur déclaration des droits du fleuve, publiée fin juin dernier et rédigée avec l’aide de Notre Affaire à tous, n’est qu’une première étape. Le document n’a encore qu’une valeur symbolique. « Mais il nous a déjà permis de faire parler de nous, mobiliser des élus corses et pousser aussi à changer les regards sur le Tavignanu », estime Pascal Bona. Pas rien, insiste Marine Yzquierdo. « Cela donnerait plus de force à cette déclaration si des maires s'engageaient d'ores et déjà à appliquer cette déclaration, en l’annexant par exemple à leurs plans locaux d’urbanisme », pointe-t-elle.

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Mais l’ambition est de donner à cette déclaration une vraie valeur juridique. Autrement dit, d’en faire un texte juridiquement contraignant et ouvrant notamment la voie à de possibles nouveaux recours juridiques contre ce projet de centre d’enfouissement. C’est cette seconde étape que le collectif et Notre Affaire à tous ont ouvert ce jeudi, depuis Marseille, en marge du Congrès mondial de la nature de l’IUCN. Pas simple. « Ces initiatives pour faire reconnaître des droits à la nature restent récentes et les façons d’y parvenir diffèrent d’un pays à l’autre, explique Marine Yzquierdo. L'idée, pour le Tavignanu, serait d’obtenir l’organisation d'une consultation citoyenne voire d’un référendum local, sur cette question d'accorder des droits au fleuve et de transcrire ensuite cela dans la loi. » « De la même façon que l’État avait organisé une consultation locale sur le projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes (Loire-Atlantique) », illustre Marie Toussaint.

Pas un outil miracle… mais qui a déjà quelques victoires à son actif

L’objectif aussi, pour Notre Affaire à tous, est que cette initiative corse ait un effet boule de neige en France. « Nous avons déjà été contactés par un collectif pyrénéen souhaitant lancer une démarche similaire pour un fleuve », assure Marine Yzquierdo.

Ces reconnaissances des droits ne suffisent pas toujours à prémunir des atteintes environnementales, y compris en Equateur, pointait le professeur de droit Laurent Neyret, spécialiste du droit de l’environnement, dans les colonnes de Geo en mars 2017. « Au lieu de reconnaître tous les écosystèmes comme entités vivantes, je serais plutôt favorable à l’extension des devoirs de l’Homme à leur égard », ajoutait-il. « L’un n’empêche pas l’autre », répond Marine Yzquierdo. « Tous les juristes qui s’intéressent à la protection de l’environnement tombent d’accord pour dire que l’arsenal juridique dont on dispose est trop faible pour protéger efficacement la nature et qu’il faut le consolider de toutes les façons possibles », ajoute Marie Toussaint.

La reconnaissance de l’écocide comme un crime international en est une. « L’attribution de droits à la nature en est une autre, complémentaire, qui a l’avantage de pouvoir être pensée localement et initiée par des citoyens soucieux de reprendre en main leur rapport à leur environnement », reprend la députée européenne. Si ce n’est pas un outil miracle, admet Notre Affaire à tous, il a déjà quelques belles victoires à son actif. « En Equateur, s'agissant d'un projet d’élevage intensif de crevettes installé dans la réserve naturelle de Cayapas-Mataje , le juge ayant fait prévaloir les droits de la nature sur droit de propriété », illustre Marine Yzquierdo.

* Ces déchets amiantifères seraient notamment issus de la région bastiaise, où l’amiante est naturellement présente dans le sol)