ANIMAUXCette crevette « héberge » les bactéries dont elle se nourrit

Biodiversité : Une crevette des abysses se nourrit de bactéries qui se développent dans sa (grosse) tête

ANIMAUXDécouvrez, chaque jour, une analyse de notre partenaire The Conversation. Aujourd’hui, un chercheur nous dévoile les caractéristiques du plus singulier des crustacés hydrothermaux
Juvénile de Rimicaris Exoculata photographié sur le champ hydrothermal de Snake Pit au cours de la mission Hermine 2017
Juvénile de Rimicaris Exoculata photographié sur le champ hydrothermal de Snake Pit au cours de la mission Hermine 2017 - IFREMER
20 Minutes avec The Conversation

20 Minutes avec The Conversation

L'essentiel

  • Une espèce particulière de crevette vit entre 2.000 et près de 5.000 mètres de fond dans des eaux hydrothermales tempérées (de 15 à 20 °C), selon notre partenaire The Conversation.
  • Dépourvue d’yeux, affublée d’une très grosse tête, Rimicaris exoculata se nourrit d’une bactérie avec laquelle elle vit en symbiose !
  • L’analyse de ce phénomène a été menée par Marie-Anne Cambon, chercheur en écologie microbienne et symbioses spécialisées dans les grands fonds à l’Ifremer.

Je suis une crevette au nom bien étrange : Rimicaris exoculata. J’ai été identifiée en 1986 par des chercheurs embarqués à bord d’un petit sous-marin, par 3.600 mètres de fond au milieu de l’ océan Atlantique, le long de la dorsale médio-atlantique.

En rouge, les zones où Rimicaris exoculata a été repérée © Ifremer, CC BY-NC-ND

Quelle ne fut pas leur surprise de me découvrir là, en compagnie de tous mes congénères, petites crevettes blanches et noires, voire rouges, grouillant le long des parois des « fumeurs » (cheminées hydrothermales) qui crachent leur fluide chaud et toxique.

VIDEO : Rencontre avec la crevette des abysses (Ifremer/Youtube, 2020)

Un agrégat de crevettes sur le site Snake Pit. On distingue des juvéniles rouges et de gros adultes a bajoues blanches © Ifremer/Nautile BICOSE2 2018, CC BY-NC-ND

En nous voyant, ils ont appelé cela un « essaim », car nous leur rappelions l’habitat des abeilles accrochées à une branche. Nous sommes très actives, nageant en permanence dans le courant qui s’établit entre ce fluide chaud qui sort de la cheminée et l’eau froide contenant l’oxygène nous permettant de respirer.

Rimicaris exoculata © Ifremer, CC BY-NC-ND

Depuis cette date, au début des années 1990, tant d’aventures vécues au côté des scientifiques qui tentent de percer le mystère de notre mode de vie ! Ces derniers ont été interpellés par notre existence dans le noir et les profondeurs. Et ils se sont vite demandé ce que nous trouvions à manger, pourquoi notre tête était si grosse, comment nous faisions pour nous reproduire, etc.

Il faut dire que nous battons quelques records. À commencer par ce lieu où nous vivons, situé entre 2.000 et près de 5.000 mètres de fond dans des eaux tempérées (de 15 à 20 °C) ; il nous arrive parfois de passer un peu trop près des sorties de fluides chauds, émis par les sources hydrothermales, au point de brûler notre carapace… Dans l’obscurité, le froid (l’eau de mer de fond étant à 2 °C environ), les petits points créés par les sources hydrothermales nous permettent de nous développer et de vivre dans une société organisée le long de la dorsale médio-atlantique et ses milliers de kilomètres.

Dans le cercle rouge, détail d’une crevette ayant brûlé sa carapace au contact des fluides © Ifremer/Nautile BICOSE2 2018, CC BY-NC-ND

Une grosse tête et des bactéries amies

Remontées à la surface à bord de navires océanographiques, nous avons donc commencé nos aventures de laboratoire.

Il a d’abord fallu nous donner un nom et ce fut Rimicaris exoculata, les scientifiques se rendant compte que nous n’avions pas d’yeux, un coup classique quand on vit dans les grands fonds, en pleine obscurité. À la place, nous avons un organe en V au-dessus de la tête qui reste encore bien énigmatique. Peut-être joue-t-il un rôle dans notre perception de l’environnement, dans la lecture des infrarouges… Qui sait ?

Puis les chercheurs ont regardé d’un peu plus près notre grosse tête, qui fait presque la moitié de notre taille. On l’appelle le céphalothorax, la tête ayant fusionné avec le premier métamère de notre thorax (autrement dit, notre queue). Du coup, nous voilà avec une tête très grosse, longue et très renflée de chaque côté, un peu comme un hamster venant d’avaler son repas !

Grâce à leurs microscopes électroniques, les scientifiques ont découvert que nous y cachions de longs filaments microbiens ainsi que d’innombrables bactéries. Après de longs examens, ils ont compris qu’il s’agissait de bactéries amies, avec qui nous vivons en symbiose, comme les humains avec les leurs (celles présentes sur la peau ou dans le système digestif). Celles-ci nous nourrissent directement par la tête ! Ici, pas de passage de digestion classique pour plus de 70 % de notre nutrition.

La crevette des grands fonds vit en symbiose avec d’innombrables colonies microbiennes © M.A Cambon/Ifremer, CC BY-NC-ND

Une autre de nos caractéristiques est d’être très efficaces : nous vivons sur des sites hydrothermaux tout le long de la dorsale médio-atlantique où la chimie des fluides des cheminées est très variable en termes de composés chimiques.

Nos bactéries, ou symbiontes, vont alors utiliser ces composés chimiques tel l’hydrogène sulfuré (H2S), l’hydrogène (H2), le fer ferreux (Fe (II)) et parfois le méthane (CH4) pour fixer le dioxyde de carbone (CO2) et fabriquer les sucres, lipides et protéines qui nous nourrissent. C’est ce que l’on appelle la chimiosynthèse qui, comme la photosynthèse, utilise la lumière en guise de source d’énergie pour fabriquer la matière organique. Ici, au fond de l’océan, la chimie joue le rôle primaire de la lumière. Une vraie petite usine pour activer nos symbiontes, bien protégés des prédateurs à l’abri de notre carapace.

Photosynthèse et chimiosynthèse © M.A Cambon/Ifremer, CC BY-NC-ND

Tous les dix jours environ, ce processus se trouve ralenti en raison des minéraux qui viennent se déposer sur nos filaments bactériens, nous donnant alors une couleur noire ou rouge, selon leur teneur en sulfures ou en fer. Ce phénomène provoque notre mue. Nous revoilà ainsi entièrement blanches, soumises à la nécessité d’acquérir une nouvelle population de symbiotes.

Nous possédons également un tube digestif, un estomac et un hépatopancréas qui ne manquent pas d’intriguer les scientifiques, car on y trouve des cailloux en grand nombre ainsi que les mystérieuses bactéries symbiontes.

Mais où vont les larves ?

© M.A Cambon/Ifremer, CC BY-NC-ND

Depuis quelque temps, les scientifiques viennent nous voir régulièrement à bord de leur petit sous-marin jaune : ils veulent en savoir plus sur nos mœurs et nos coutumes… Ou nous reproduisons-nous ? Y a-t-il autant de mâles que de femelles ? Où sont cachés nos larves et nos jeunes ? Comment vivons-nous dans de tels agrégats, où nous pouvons être jusqu’à 2500 crevettes au mètre carré ?

À certains moments de l’année, nos agrégats sont surtout composés de femelles. En 2007, des chercheurs ont pu en collecter quelques-unes avec leurs œufs. Les femelles les gardent sous leur abdomen entre leurs pléopodes (petites pattes) qui les maintiennent jusqu’à l’éclosion. C’est là que tout se complique. Car où partent les larves ? Les scientifiques ont mené des campagnes d’observation en 2014, 2017 et 2018 pour nous étudier en période de reproduction sans pouvoir toutefois répondre à la question.

Femelle et ses œufs © Ifremer, CC BY-NC-ND

Il va sans doute falloir encore un peu de temps pour savoir où elles partent, les scientifiques connaissant assez mal les courants marins des grands fonds qui nous entraînent on ne sait où. Sachant que ces larves doivent ensuite revenir sur un site actif pour reprendre leur cycle de vie. Mais, là encore, mystère.

Et mystère également sur la façon dont nous nous y retrouvons dans cet infiniment grand et obscur. Une chose est sûre, c’est que nous y arrivons ! Les scientifiques appellent cela le « recrutement » : nous voilà en grand nombre, jeunes juvéniles rouges et fusiformes arrivant sur site. À ce stade, nous n’avons pas encore pris la grosse tête. Elle se formera plus tard, au fil des mues de croissance et des métamorphoses, un peu comme la chenille devient papillon. Nous arrivons donc en grandes cohortes et nous plaçons en périphérie des adultes pour intégrer la colonie.

Les cohortes de juvéniles entourant les adultes © Ifremer/Nautile BICOSE2 2018, CC BY-NC-ND

Si les biologistes tentent de comprendre notre cycle de vie, les microbiologistes tentent, eux, de percer à jour cette relation intime avec nos symbiontes : comment les attirons-nous ? Comment les contrôlons-nous pour qu’ils ne nous recouvrent pas totalement ? Comment les bactéries communiquent entre elles pour ne pas se combattre, mais coopérer ? Comment nos jeunes acquièrent-ils ces symbiontes ?


Notre dossier « IFREMER »

Tant de questions encore sans réponses… Les campagnes océaniques pour venir nous étudier ne sont pas près de s’arrêter. Le mystère des grands fonds réserve nombre de surprises et découvertes pour repousser les limites de nos connaissances et voir que la vie est, elle, sans limites.

Cette analyse a été rédigée par Marie-Anne Cambon, chercheur en écologie microbienne et symbioses sécialisées dans les grands fonds à l’Ifremer.
L’article original a été publié sur le site de The Conversation.



Déclaration d’intérêts

Marie-Anne Cambon a reçu des financements de UBO, Région Bretagne, Labex MER, IsBlue, ARN et Institut Carnot Ifremer-EDROME.