Changement climatique : Dans les océans, l’eau de surface et celle des profondeurs se mélangent moins… et c’est inquiétant
RECHAUFFEMENT•Une étude publiée dans « Nature » ce mercredi montre que le changement climatique établit une démarcation de plus en plus nette entre la couche de surface et les profondeurs des océans. De quoi impacter leur rôle de régulateur du climat ?Fabrice Pouliquen
L'essentiel
- Puits de carbone et immenses réserves de chaleurs, les océans constituent un grand régulateur du climat mondial. « Une sorte tampon au changement climatique qui permet de le rendre plus supportable », indique l’océanographe Jean-Baptiste Sallée.
- Le changement climatique met-il à mal ce rôle ? Il a pour conséquence d’intensifier la démarcation entre la couche de surface des océans et celles des profondeurs, montre, ce mercredi, une étude publiée dans Nature et coordonnée par Jean-Baptiste Sallée.
- Avec pour conséquence potentielle, derrière, de compliquer les échanges entre ces couches, pourtant essentiels pour permettre à la chaleur et au carbone captés en surface de se diffuser dans toute la colonne d’eau des océans.
Il y a les eaux en surface et les eaux en profondeurs. Entre ces différentes couches des océans, les échanges sont nombreux et permanents. Et heureusement. Ce sont eux qui permettent aux océans d’être au coeur du système climatique mondial. « Une sorte de grand régulateur et un tampon au changement climatique, qui permet de nous le rendre plus supportable », compare l’océanographe Jean-Baptiste Sallée, chercheur au laboratoire Locean*.
Éponges à chaleur… et à carbone
Comment ? Les océans, qui couvrent 71 % de la surface terrestre, agissent déjà comme d’immenses réservoirs de chaleur. « 90 % de l’excès de chaleur à la surface de la Terre généré par le réchauffement climatique est capté par les océans et enfouis dans les profondeurs », explique-t-il. Ceci grâce, notamment, à la circulation thermohaline. Dans le détail, l’océan reçoit la chaleur du rayonnement solaire, principalement dans les régions tropicales. Ces eaux plus chaudes « remontent vers les pôles, où elles arrivent refroidies, explique l’Ifremer. Par convection, ces eaux froides et salées, plus denses et donc plus lourdes, vont alors couler sous les eaux plus chaudes et peu salée, pour repartir ensuite dans la direction inverse, vers l’équateur. »
Éponges à chaleur, les océans le sont aussi pour le CO2, « toujours selon le même mécanisme », indique Jean-Baptiste Sallée. Le CO2 est transmis à l’océan par simple dissolution du gaz dans l’eau de mer. Plus les eaux sont froides, plus la quantité de carbone absorbée est grande, le CO2 étant plus soluble dans celles-ci. Les courants froids se chargent ensuite d’emporter le CO2 vers le fond, où il est stocké. Le Giec (Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat) avait insisté sur le rôle de puits de carbone des océans dans un rapport spécial publié en septembre 2019. Ils absorbent ainsi 20 à 30 % des émissions de CO2 dues aux activités de l’homme, évaluent les scientifiques.
Une démarcation plus grande entre surface et profondeur ?
Il reste à savoir si les océans pourront continuer à jouer ce rôle de thermostat avec la même efficacité sous l’effet du réchauffement climatique. C’est la question que s’est posée une équipe de chercheurs du CNRS, de Sorbonne Université, de l’Ifremer ainsi que d’Allemagne, du Royaume-Uni et des Etats-Unis, coordonnée par Jean-Baptiste Sallée. Leur étude a été publiée ce mercredi dans la revue scientifique Nature. « Nous montrons que la structure fondamentale de l’océan est en train de se modifier sous l’effet de ce changement climatique, explique Jean-Baptiste Sallée. Plus précisément, la surface des océans se découple de l’océan profond. Il y a comme une barrière entre les deux, de plus en plus difficile à franchir. »
Comment l’expliquer ? « D’un côté, la surface de l’océan se réchauffe considérablement. De l’autre, dans certaines régions, notamment les pôles, la salinité de l’eau s’abaisse du fait de la fonte des glaciers et de l’augmentation des précipitations, détaille Jean-Baptiste Sallée. Dès lors, les eaux de surface deviennent plus légères. » Si bien qu’elles coulent moins facilement dans les profondeurs, contraignant la diffusion de la chaleur et du carbone dans toute la colonne d’eau de l’océan.
Cette démarcation entre surface et profondeurs s’intensifie de 9 % tous les dix ans, indique l’étude. « C’est beaucoup plus rapide que ce que l’on pensait, reprend Jean-Baptiste Sallée. Mais nous nous sommes rendu compte aussi, dans cette étude, que la couche de surface s’épaissit. Elle devient de plus en plus profonde, notamment sous l’effet de l’intensification des vents, une autre conséquence du changement climatique. »
Des impacts sur le climat et la biodiversité ?
Ce phénomène pourrait avoir des conséquences sur la biodiversité. A commencer par le phytoplancton. Premier maillon la chaîne alimentaire marine, ces végétaux microscopiques vivent en suspension dans les eaux de surface et dérivent au gré des courants. « Ce phytoplancton est brassé dans cette couche de surface, se retrouvant parfois tantôt en surface, parfois au fond de cette couche, reprend Jean-Baptiste Sallée. Mais plus cette couche s’élargit, plus ce phytoplancton sera brassé profondément. Et moins il passera de temps en surface, là où il est le mieux éclairé par le soleil, lumière dont il se nourrit. »
De mauvaises nouvelles dans la lutte contre le changement climatique et l’érosion de la biodiversité, présentées comme les deux grands défis du XXIe siècle ? Jean-Baptiste Sallée n’est pas aussi catégorique. « Notre étude s’est concentrée sur le changement de structure des océans lié au changement climatique, c’est-à-dire cette démarcation qui s’intensifie entre la couche de surface et les profondeurs des océans, rappelle le chercheur du CNRS. Il faudrait d’autres travaux pour en mesurer les conséquences précises, tant sur la biodiversité marine que sur la capacité des océans à capter la chaleur et le CO2. »
« Dans les deux cas, nous sommes face à des phénomènes complexes, avec des rétroactions possibles, poursuit-il. On peut imaginer que le phytoplancton parviendra à s’adapter à cette moindre exposition à la lumière. Peut-être aussi que la part de carbone ou de chaleur que n’absorberont plus ou moins les océans sera captée ailleurs, sur les terres émergées. »