Biodiversité : La dentelle 2.0 de Jérémy Gobé, le support idéal pour sauver les coraux ?
INNOVATION•C’est un pur hasard, mais il y a une similitude dans la forme des motifs entre la dentelle au point d’esprit et les exosquelettes en calcaire que créent les coraux. De là à ce que la dentelle serve de support de régénération aux coraux ? C’est l’idée de l’artiste plasticien Jérémy GobéFabrice Pouliquen
L'essentiel
- Il n’y avait que Jérémy Gobé, artiste plasticien, pour faire le rapprochement entre un savoir-faire traditionnel – la dentelle du Puy, sur laquelle il travaille – et les coraux, pour lesquels il se passionne.
- Le Parisien a noté la similitude des formes créées dans les deux cas, au point d’imaginer des supports en dentelle pour faciliter la régénération des coraux.
- L’enjeu est majeur alors que les coraux peinent à faire face à la pression des activités humaines et au changement climatique. « Plusieurs supports artificiels ont déjà été testés, mais souvent en béton et en plastique, indique-t-on à Nausicaa. Il y aurait mieux à faire. »
A droite, un morceau de dentelle au point d’esprit, motif typique de la dentelle du Puy-en-Velay (Haute-Loire), répertoriée au patrimoine culturel immatériel français. A gauche, une vue au microscope d’un corail montastrea cavernosa. Entre les deux, effectivement, il y a une forte ressemblance dans les formes épousées.
Il fallait s’appeler Jérémy Gobé pour faire le rapprochement. L’artiste plasticien s’est fait une spécialité de mettre en lumière les savoir-faire traditionnels en perte de vitesse en leur apportant un regard neuf. En parallèle, le Parisien a développé une passion pour les coraux, jusqu’à créer des œuvres d’art les prolongeant. « Avec l’idée que chacune de ces sculptures intègre une nouvelle connaissance que je venais d’acquérir sur les coraux », raconte-t-il.
Des récifs coralliens en perdition
C’est avec cette double casquette que Jérémy Gobé découvre la dentelle du Puy-en-Velay à l’été 2017, en marge d’un festival auquel il était invité. Le projet Corail Artefact était né. L’idée ? Se servir de cette dentelle et des motifs en point d’esprit pour créer un support favorisant le renouvellement du corail.
L’enjeu est majeur. « Le corail, c’est d’abord un polype, un petit animal mou*, commence Stéphane Henard, responsable de l’aquariologie au Centre national de la mer Nausicaa, à Boulogne-sur-Mer. Ces polypes vivent en colonie et grâce à la présence d’une algue dans leurs tissus. Ensemble, ils vont construire des exosquelettes en calcaire qui, selon les espèces de coraux, prendront la forme de branches, de tables, de boules ou des massifs. »
Le tout donne des récifs coralliens, écosystèmes complexes qui protègent les côtes de l’érosion et font office de nurseries et d’abris à des poissons en tout genre. Ô combien précieux, donc, pour l’environnement, mais aussi ô combien fragiles. Ils pourraient disparaître d’ici à la fin du siècle, alerte régulièrement l’ONU ces dernières années. En cause ? La pression locale de certaines activités humaines (tourisme de masse, surpêche, pollution) et, plus globalement, le changement climatique, qui modifie la composition chimique des océans et entraîne le blanchissement des coraux.
Trop de pertes avec la régénération naturelle ?
Ce qui n’aide pas non plus, c’est la régénération naturelle des coraux, véritable parcours du combattant. « A un moment précis de l’année, ils expulsent des larves nageuses qui vont se laisser transporter dans les courants, au milieu du plancton, avant de tomber sur le fond, où elles chercheront à se fixer et à créer, à leur tour, une colonie, décrit Stéphane Henard. Mais très peu arrivent à leurs fins. Il y a beaucoup de prédations, et il faut aussi que ces larves se posent sur un endroit favorable à leur développement. Ça ne marchera pas sur un fond sableux, par exemple. »
Le corail a tout de même un avantage : bien qu’animal, il peut être bouturé comme une plante. Si bien qu’on peut poser une colonie sur un support artificiel en espérant qu’elle s’y développe. Avec l’espoir d’aller plus vite qu’à l’état naturel. Le hic, « c’est que les supports jusqu’ici développés l’ont surtout été en béton ou en plastique de type PVC, reprend Stéphane Hénard. Il y a mieux à faire aujourd’hui. »
La dentelle, pas le support parfait ?
On en revient alors à Jérémy Gobé et à son idée de dentelle. « Son premier atout est d’être en fibres végétales, qui n’émettront aucune substance chimique en se dégradant, commence le plasticien. Ce support est aussi rugueux, souple et transparent, ce qui constitue d’autres avantages selon la littérature scientifique. »
Et puis, il y a cette ressemblance, on l’a dit, entre le point d’esprit de la dentelle du Puy et la forme des exosquelettes de certains coraux que n’oublie pas Jérémy Gobé. « En tant qu’animal, on peut partir du principe que le corail a un instinct de survie et qu’il se développera sur un support qu’il lui est familier et qu’il identifie comme viable », lance-t-il. Une intuition « non prouvée scientifiquement à ce jour », rappelle Isabelle Domart-Coulon, enseignante-chercheuse au Museum national d’histoire naturelle et spécialiste des coraux.
Dans le cadre d’une collaboration entre le Museum et Jérémy Gobé, aujourd’hui stoppée, Isabelle Domart-Coulon a travaillé de mars 2018 à fin 2019 sur le support en dentelle imaginé par le plasticien. Et la scientifique reste sceptique. « Les tests réalisés en laboratoire ont montré qu’il y avait des avantages à utiliser la dentelle, mais aussi des inconvénients, explique-t-elle. Elle se dégrade notamment trop vite pour que le corail ait le temps de se développer. » Isabelle Domart-Coulon ne condamne pas pour autant l’idée : « Il est toujours intéressant de tester de nouveaux supports et Corail Artefact est aussi, sur le papier, un bon exemple de la combinaison de l’art et des sciences qui permet de sensibiliser le grand public à des questions cruciales, commence-t-elle. Reste qu’il n’y a pas à ce jour de support miracle pour la régénération du corail. »
Passer à la dentelle 2.0
Jérémy Gobé ne baisse pas les bras pour autant. En partenariat avec les Ateliers nationaux de dentelle du Puy-en-Velay, l’artiste plasticien a réalisé des premiers prototypes de supports, dont le premier a été immergé dans un bassin de Nausicaa en décembre dernier et pour six mois. « Il s’agit surtout d’une œuvre artistique, précise-t-il. En parallèle, nous avons créé de nouveaux prototypes de dentelle améliorée que nous allons tester en Guadeloupe. Dès les prochaines semaines dans un bassin extérieur de l’aquarium local, puis en mer fin août, lors de la ponte annuelle des larves. »
Dans les Antilles, l’enjeu sera de tester l’efficacité de ces supports en dentelle. Jérémy Gobé ne veut pas se contenter des caractéristiques de base de ce tissu. « L’idée est de créer une dentelle "2.0" adaptée à chaque espèce de corail », explique-t-il. L’artiste songe ainsi à imprégner ses supports d’éléments, comme des nutriments, qui favoriseraient la fixation des larves de corail et le développement des exosquelettes. « En parallèle, nous travaillons à allonger le temps de dégradation de la dentelle, quitte pour cela à travailler sur d’autres matières organiques que le coton, détaille-t-il. L’objectif ultime serait de préparer notre propre matière pour laquelle on maîtriserait le temps de dégradation. »
C’est ce qu’aime Stéphane Hénard dans le projet Corail Artefact. « Il y a toujours un grand nombre d’interrogations sur ce qui favoriserait ou non le développement des coraux, commence-t-il. Ne serait-ce que sur la couleur que doivent avoir les supports. Jérémy Gobé se pose toutes ces questions et tente d’y répondre avec le souci d’aller vite. Et, effectivement, le temps presse. »