Nutrition animale : En France, les fermes d’élevage d’insectes prêtes à passer la seconde
REPORTAGE•Ce lundi, Innovafeed démarre sa nouvelle ferme d’élevage d’insectes dans la Somme, en vue d’y produire 15.000 tonnes de protéines pour l'alimentation animale. Et Ynsec, l’autre champion français, est aussi ambitieux. Une bonne nouvelle pour les poissons ?Fabrice Pouliquen
L'essentiel
- C’est fou ce que l’on peut faire avec des larves de mouches soldat noires. L’entreprise Innovafeed en fait des farines riches en protéines, de l’huile riche en lipides. Le tout rapidement et en valorisant des coproduits de l’agriculture.
- Des nutriments plein d’avenir ? L’UE autorise déjà l’utilisation de protéines d’insecte dans l’alimentation de certains animaux. En aquaculture notamment, où elles peuvent remplacer les farines de poissons et limiter ainsi la surpêche.
- Innovafeed démarre ce lundi sa ferme d’élevage à Nesle, près d’Amiens, où elle prévoit de produire 15.000 tonnes de protéines d’insectes par an. Sur ses talons, Ynsect, l’autre champion français, a aussi beaucoup d’ambitions.
On dit « ferme d’élevage », mais il faut tout de suite se défaire des images qui nous viennent naturellement en tête. A Nesle, dans la Somme, Innovafeed a bien plus l’allure d’une usine high-tech, avec ses machines automatisées, sa multitude de tuyaux ou ses 3.000 capteurs qui s’assurent à tout moment que les conditions (température, humidité…) sont optimales. Sans oublier sa cinquantaine de salariés [une centaine d’ici fin 2021]… pour la plupart en jeans.
Il y a bien des animaux au milieu de tout ça. Mais il faut se pencher pour les voir. Innovafeed élève des Hermetia illucens, appelées aussi, plus communément, mouches soldat noires. Enfin, pour être précis, les adultes sont surtout confinés à la nurserie, une étonnante salle composée de volières qui montent jusqu’au plafond et dans lesquelles les mouches ont pour principale mission de pondre des œufs. Ce sont ces derniers qui intéressent surtout Innovafeed. Et plus encore ce qu’ils deviendront : des larves riches en nutriments.
D’œufs à farines de protéines en sept jours
Clément Ray, cofondateur d’Innovafeed, décrit un processus qui dure sept jours. Au sortir de la nurserie, « les œufs sont plongés dans des vasques préalablement remplis de nourriture, puis immédiatement entreposées dans la salle de croissance », explique-t-il. La salle de croissance ? Une autre pièce qui vaut le détour. Les vasques y sont rangées les unes sur les autres en colonnes qui tutoient les plafonds. « Si on les additionne, il y a en tout 200.000 m² de plateau d’élevage », lance Clément Ray. C’est ici, donc, que les œufs deviennent larves et passent l’essentiel de leur vie avant d’être sorties juste avant devenir mouches. La suite ? « On conserve 0,5 % des larves pour qu’elles deviennent mouches et pondent à leur tour dans notre nurserie », poursuit le cofondateur d’Innovafeed. Le reste est transformé en produits finis. »
En clair : les larves reçoivent un choc thermique qui les tue instantanément, puis sont broyées. En bout de chaîne, Innovafeed récupère de la protéine d’insectes sous formes de farine. Et à Nesle, où la production démarre ce lundi, la startup en prévoit d’en faire beaucoup. « Nous avions une ferme pilote d’une capacité de production de 1.000 tonnes de protéines d’insectes depuis 2017, à Gouzeaucourt (Hauts-de-France), commence Clément Ray. Ici, on sera à terme autour des 15.000 tonnes par an, ce qui fait de notre ferme d’élevage la plus grande au monde. »
De la protéine d’insectes… qui limite la surpêche
De l’or en barre, cette farine d’insectes ? La FAO, l’organisation des Nations unies pour l’almentation et l’agriculture, fait en tout cas des protéines d’insectes – dont la production est rapide et nécessite peu d’espace, d’eau ou de nourriture- l’une des pistes pour assurer la sécurité alimentaire mondiale demain. Autrement dit, lorsqu’il faudra nourrir 9 milliards d’êtres humains et plus encore d’animaux élevés chaque année pour l’alimentation ou nous tenir compagnie. Pour l’alimentation humaine, le verrou psychologique est encore important, du moins en Occident. En revanche, depuis le 1er juillet 2017, l’Union européenne permet d’intégrer de la protéine d’insectes dans l’alimentation de certains animaux.
C’est le cas pour l’aquaculture, mais aussi pour la nutrition des chiens et chats. Les voilà les clients d’Innovafeed. « Les premiers surtout, glisse Clément Ray. Nos farines d’insectes peuvent venir remplacer la farine de poisson que les fermes aquacoles intègrent dans les recettes pour nourrir leurs élevages. » Pas top pour l’environnement. Ces farines sont faites à partir de petits poissons sauvages (sardines, anchois, sprats…). « Entre 18 et 20 % de la pêche est aujourd’hui transformée en farine pour l’alimentation animale, précise Frédéric Le Manach, directeur scientifique de l’ ONG Bloom, engagée dans la protection des océans. Et l’aquaculture consomme à elle seule 60 % de cette part. » C’est alors le premier atout des élevages d’insectes : limiter la surpêche.
De l’huile d’insectes, riches en lipide, et même du terreau
Mais tout ne se résume pas aux protéines. En bout de chaîne, Innovafeed récupère aussi une huile riche en lipides et en acide laurique, connus pour ses propriétés anti-microbiennes. L’entreprise la destine cette fois-ci aux élevages de volaille, « où cette huile d’insecte peut en remplacer d’autres aujourd’hui utilisées dans les recettes – comme l’huile de palme- et dont la production n’est pas sans impacts environnementaux », explique Mathilde Bussard, en charge de la communication d’Innovafeed.
Avec ces larves de mouches, Innovafeed signe donc un coup double environnemental. Il est triple même puisque l’élevage de ces insectes permet de redécouvrir l’un des rôles primordiaux des mouches dans la nature. « Celui de détruire nos biodéchets et d’en extraire les protéines », glisse Clément Ray. A Nesle, le menu des larves est ainsi constitué d’un mélange de vinasse de blé et de son de blé récupérés à 300 mètres de là, chez le voisin Tereos. « L’usine transforme un million de tonnes par an de blé en amidon, en éthanol et en sucre, explique le cofondateur d’Innovafeed. Nous récupérons les biodéchets de cette usine ». Les larves s’en délectent. Et, au bout des sept jours d’élevage, Innovafeed récupère les restes du repas qui, mélangés aux déjections des insectes, fait un excellent terreau qui sera vendu aux jardiniers amateurs.
Ynsect et une quinzaine d’autres acteurs français dans le sillage
Si Innovafeed est la première ferme d’élevage à passer d’un site pilote à une production plus industrielle, Ynsect, l’autre champion français, promet de suivre d’ici peu. Le 6 octobre, l’entreprise a annoncé une levée de fonds de 361 millions d’euros, la plus importante non-américaine jamais enregistrée à ce jour dans le secteur agricole, précise Le Parisien. L’argent servira à finaliser la construction d 'une ferme d’élevage verticale, de 36 mètres de haut, dont Ynsect a déjà posé la première pierre à Poullainville, tout près d’Amiens (Somme toujours). L’inauguration est prévue pour début 2022.
« Innovafeed et Ynsect, c’est la première vague, précise Christophe Derrien, secrétaire général de l’IPFF (International platform of insects for food and feed), le lobby des fermes d’insectes installé à Bruxelles. Derrière, il y a une quinzaine d’acteurs qui se sont aujourd’hui lancés dans l’élevage d’insectes pour la nutrition animale en France. C’est le pays le plus dynamique en Europe avec les Pays-Bas. » En théorie, il y a de la place pour tout le monde. Rien que le marché de la protéine d’insectes pour l’aquaculture est évalué « à plusieurs millions de tonnes, dans les années à venir », par Christophe Derrien. « On avance, insiste Clément Ray. Il y a déjà des réalisations très concrètes. Auchan, par exemple, commercialise des truites pour lesquelles les farines d’Innovafeed ont assuré 50 % des apports en protéines. Les 50 autres % sont issus des coproduits de la pêche. »