Coronavirus : « Cette épidémie est la conséquence d’une biodiversité que l’on maltraite », selon Philippe Grandcolas
«20 MINUTES» AVEC•Pour l’écologue Philippe Grandcolas, directeur de recherche au CNRS, le Covid-19, tout comme d’autres épidémies majeures (sida, Ebola, SRAS…), n’est pas sans rapport avec la crise de la biodiversité et du climat que nous connaissons. Entretien.Propos recueillis par Fabrice Pouliquen
L'essentiel
- Tous les vendredis, 20 Minutes propose à une personnalité de commenter un phénomène de société, dans son rendez-vous « 20 Minutes avec… ».
- Place cette semaine à l’écologue Philippe Grandcolas, directeur de recherche au CNRS, qui invite à revenir sur le comment et le pourquoi du déclenchement de l’épidémie de coronavirus. Une question trop laissée sous les radars jusqu’à présent.
- Que le virus ait été transmis à l’homme par les pangolins ou par les chauves-souris, « cette crise sanitaire est révélatrice de l’état actuel de la biodiversité », précise Philippe Grandcolas. Plus précisément, de la façon dont l’homme la maltraite.
Que dit la pandémie de coronavirus de l’état de notre biodiversité ? « La question a encore très peu été posée », regrette l’écologue et systématicien Philippe Grandcolas.
A chaud, alors que la bataille fait toujours rage contre le virus, les discussions portent essentiellement sur le nombre de masques à déployer, le dépistage et les remèdes à la sortie de crise. « Des questions bien normales, concède le directeur de recherche au CNRS et directeur de l’Institut de « Systématique, Evolution, Biodiversité »*. Il n’empêche, pour tirer les bonnes leçons de cette épidémie, il faudra aussi s’interroger sur le comment et le pourquoi cette épidémie est née, invite le scientifique. Philippe Grandcolas répond aux questions de 20 Minutes.
« La nature nous envoie un message », lançait Nicolas Hulot, sur BFMTV, à propos de l’épidémie de coronavirus. Faut-il y voir, en effet, une vengeance de la nature ?
Ces déclarations qui personnifient la nature me gênent d’un point de vue scientifique. L’Ipbes [l’équivalent du Giec, mais pour la biodiversité] a communiqué à peu près dans les mêmes termes. Et pourtant, la nature, en tant qu’entité, ça n’existe pas. Il y a en fait des organismes, des individus avec tous leurs interacteurs, les micro-organismes, les congénères, le milieu physique… Tout ça vie, évolue, se développe, meurt. Il n’y a aucune volonté de ce système de se venger de l’espèce humaine. Cette idée que la nature nous envoie un message nous éloigne d’une question essentielle, très peu posée depuis le début de l’épidémie de coronavirus : comment et pourquoi cette épidémie est née ?
Quelle est justement l’origine de cette pandémie ?
Les scientifiques sont encore aujourd’hui au stade des hypothèses. La plus vraisemblable serait que le pangolin [l’une des espèces d’animaux sauvages vendues au marché aux fruits de mer de Wuhan] aurait servi d’hôte intermédiaire entre les chauves-souris et l’humain. On sait que le virus qui provoque l’épidémie actuelle, le SARS-CoV-2, fait partie du genre Betacoronavirus. On sait aussi que des espèces de chauves-souris en abritent à l’état naturel un grand nombre et une grande variété. De son côté, une équipe de scientifiques chinois a réussi à isoler un virus chez les pangolins dont la séquence génétique est très similaire au SARS-CoV-2. Il y aurait eu alors, possiblement, une recombinaison génétique entre un virus de pangolin et un virus de chauve-souris. Ce phénomène, naturel, arrive souvent et peut avoir de lourdes conséquences. Il aurait ici permis au SARS-CoV-2 d’acquérir la capacité de rentrer dans les cellules humaines.
Encore une fois, ce n’est qu’une hypothèse. Il existe des centaines d’espèces de chauve-souris et on n’a pas pu passer au crible tous leurs virus. On trouvera peut-être prochainement, chez l’une d’elles, un virus quasi identique à celui qui provoque l’actuelle épidémie de coronavirus chez l’homme. On pourrait alors en déduire que le virus est passé directement des chauves-souris à l’homme, sans aucune aide du pangolin.
Qu’elle ait été transmise par le pangolin ou les chauves-souris, est-ce que cela change grand-chose dans les enseignements à tirer dans cette épidémie ?
On reste quoi qu’il en soit dans une épidémie liée à une zoonose, c’est-à-dire une maladie dont le réservoir de l’agent infectieux est un animal. Parmi ces zoonoses, la majorité provient d’animaux sauvages. Dès lors, cette épidémie de coronavirus est révélatrice de l’état actuel de la biodiversité. Plus précisément, de la façon dont l’homme la maltraite.
Comment en arrive-t-on à soupçonner le pangolin d’être à l’origine de la pandémie, alors qu’il s’agit d’un mammifère plutôt solitaire et nocturne qui vit dans les forêts tropicales d’Asie et d’Afrique australe ? Théoriquement, ses contacts avec l’homme sont limités, et donc la probabilité qu’il nous transmette un virus est faible. Sauf que le pangolin est l’une des espèces les plus braconnées au monde. Il est à la fois recherché pour ses écailles [prisée par la médecine traditionnelle chinoise] et sa viande, essentiellement consommée en Chine, en Asie du Sud-Est et en Afrique. Ce trafic d’animaux exotiques a deux conséquences majeures. Il augmente d’une part le risque d’épidémie en nous mettant en contact avec des agents infectieux rares, ce commerce alimentant des marchés présents aujourd’hui dans de grands centres urbains. D’autre part, ces trafics mettent en contact divers animaux et permettent à des agents infectieux de recombiner et d’être ainsi capable de franchir la barrière entre espèces. Cela a été le cas pour le SRAS précédent. Cela semble l’être aussi pour le Covid-19.
Le Covid-19 n’est qu’un exemple de ces épidémies liées à la crise de la biodiversité ?
Bien sûr. L’erreur, en sortant de cette crise, serait de dire qu’il y a toujours eu des épidémies, qu’elles existaient bien avant la crise de la biodiversité. En effet, on a pu tracer génétiquement des maladies vieilles de plusieurs siècles, voire de plusieurs milliers d’années. Certaines ont disparu, d’autres – comme le paludisme, la tuberculose – non. En revanche, ce qui apparaît clairement aujourd’hui est que le nombre d’épidémies liées à des zoonoses augmente ces dernières décennies. Là encore, on peut y voir les signes d’une biodiversité maltraitée. Nous détruisons les milieux naturels à un rythme accéléré, nous élevons des animaux n’importe comment, nous chassons des espèces exotiques et sauvages pour des raisons sottement récréatives. Ce faisant, nous simplifions le monde du vivant, en permettant à des agents infectieux de pulluler plus facilement. D’une certaine façon, on crée des réacteurs à maladie.
Prenez le virus Ebola, qui continue à frapper régulièrement l'Afrique de l’Ouest et Centrale. La problématique est quasi identique à celle du Covid-19. Le réservoir de l’agent infectieux est les chauves-souris. Dans des systèmes forestiers très dégradés par les activités humaines, ces chauves-souris se retrouvent beaucoup plus facilement au contact d’hommes, notamment ceux des villages à proximité de ces forêts dégradées. Cette promiscuité fait que la probabilité de transmettre le virus est plus grande. Il y a cinquante ans, la maladie serait peut-être restée confinée à ces villages. Aujourd’hui, elle peut se propager très vite, ces milieux ruraux étant connectés à de grands centres urbains.
Comment expliquez-vous que l’on ait peu conscience, aujourd’hui, du danger que représentent ces zoonoses ?
Cela reste en effet relativement diffus, y compris au sein de la communauté scientifique. La raison est sans doute que la crise de la biodiversité est plus complexe à appréhender que, par exemple, le changement climatique et ses conséquences. Comme les mégafeux qui ont frappé l’Australie il y a quelques semaines. On a d’ores et déjà rejeté suffisamment de gaz à effet de serre dans l’atmosphère, et ils vont y rester suffisamment longtemps, pour que la probabilité que l’Australie connaisse de nouveaux épisodes de fortes sécheresses soit très forte, pour ne pas dire certaine. Il faut donc s’attendre, dans cette région, à de nouveaux feux dans les prochaines années.
On sait aussi que l’on devra faire face à des épidémies futures liées à des zoonoses, mais personne ne peut prédire exactement quand et où elles surviendront. Ni à partir de quel réservoir animal. Tout simplement parce que de nombreux facteurs entrent en jeu : la déforestation, le braconnage, le commerce international**, les orientations que nous prenons pour nourrir la planète (élevage…).
Que la Chine ait interdit complètement et immédiatement, le 24 février, le commerce et la consommation d’espèces sauvages, n’est qu’une toute petite partie de la solution ?
Oui. Et il ne faut pas non plus que l’on tombe dans une espèce de controverse « Nord-Sud », où l’on pointerait uniquement le commerce d’animaux sauvages ou les élevages d’animaux semi-sauvages. D’autant plus qu’il s’agit, pour certaines communautés, d’économie de subsistance. En revanche, ce commerce international d’espèces sauvages se nourrit aussi de raisons sottement récréatives. L’attrait du rare, les repas exotiques, les pharmacopées naïves… C’est d’abord celles-ci qu’il faut questionner.
Mais nos écosystèmes européens sont également maltraités. Nous massacrons par exemple des renards qui aident pourtant à contrôler les rongeurs impliqués dans la maladie de Lyme, une autre épidémie qui nous touche aussi de près. L’élevage intensif, y compris tel qu’il est fait en Europe, est problématique. On élève un grand nombre d’animaux en promiscuité et, pour éviter qu’ils ne tombent malades, on les traite en permanence aux antibiotiques. A la longue, cela peut occasionner le développement de résistances chez des bactéries potentiellement pathogènes pour les humains.
Cette lutte contre la résistance aux antibiotiques est l’un des trois objectifs principaux avec l’initiative mondiale « One Health », lancée dans les années 2000 pour mieux affronter les maladies émergentes à risque pandémique. Les deux autres sont de lutter contre les zoonoses et d’assurer la sécurité sanitaire des aliments. Cette initiative résonne particulièrement aujourd’hui. Elle rappelle en tout cas que nous ne pouvons pas vivre dans un bunker où nous ne serions jamais au contact de la biodiversité. Tuer tous les pangolins ou toutes les chauves-souris pour se prémunir de pandémies futures, ça n’aurait aucun sens, d’autant que ces espèces assument des rôles cruciaux par ailleurs. Le monde vivant héberge quantité de microbes qui sont ici ou là indispensables, y compris pour nous. Il faut apprendre à gérer les risques. Tout simplement, ne pas faire n’importe quoi avec la biodiversité.