Antarctique : Un raid scientifique en terre hostile pour lever une grande inconnue du changement climatique
SCIENCES•Quel impact aura l’Antarctique sur la hausse du niveau des mers ? Pour évaluer l’une des plus grandes inconnues du changement climatique, l’expédition scientifique EAIIST vient de boucler 1.318 km de raid sur le plateau de l’Antarctique. Là où jamais l’homme n’était alléFabrice Pouliquen
L'essentiel
- Pendant 46 jours, une équipe franco-italienne de scientifiques, accompagnée de trois logisticiens et d’un médecin urgentiste, s’est aventurée loin sur le plateau de l’Antarctique, le temps d’un périple de 1.318 km qu’ils viennent de terminer.
- L’enjeu ? Collecter des données sur l’accumulation de neige dans des zones où l’homme n’est jamais allé, et ainsi tenter de lever l’une des grandes inconnues du changement climatique : comment le continent Antarctique réagit-il au réchauffement en cours ?
- De retour à la base scientifique Concordia, les membres de ce raid ont partagé, via une visioconférence, leurs premières observations.
La base scientifique franco-italienne Concordia, sur le plateau de l’ Antarctique, à 3.100 kilomètres d’altitude et à 1.100 km des côtes les plus proches. Difficile de trouver milieu plus hostile. Pour les scientifiques de l’expédition EAIIST (pour East Antarctic International Ice Sheet Traverse), ce n’était pourtant que le point de départ. Le 7 décembre dernier, ils l’ont quitté pour s’aventurer plus loin encore vers le Pôle Sud, jusqu’à une zone de mégadunes jamais explorées par l’homme.
Six cent cinquante-neuf kilomètres dans un sens, autant dans l’autre, le tout sous des températures de – 25 à – 40 °C comme connaît l’Antarctique l’été, et à une allure d’escargot. Entre 10 et 12 km/h. Difficile d’aller plus vite pour un convoi composé d’une quinzaine de conteneurs maritimes posés sur des traîneaux et tirés par des tracteurs à chenilles. « Le tout faisait 250 tonnes, raconte Anthony Vendé, responsable logistique sur ce raid, ce jeudi matin, lors d’une visioconférence organisée depuis le siège parisien du CNRS. Outre le matériel scientifique, on transportait un laboratoire scientifique, une caravane pour la vie du groupe, une autre dédiée au stockage de l’énergie nécessaire pour l’expédition… »
Plus vite que prévu !
Le raid est bouclé. Après 46 jours en totale autonomie, l’équipe franco-italienne – composée d’une quinzaine de scientifiques, mais aussi de trois logisticiens et d’un médecin urgentiste* – est de retour à la base Concordia. « On a même avancé un peu plus vite que prévu, se félicite Anthony Vendé. Plus proche des 12 km/h que les 10 prévus. Et si on a connu quelques pépins techniques – un traîneau et un moteur de tracteurs cassés –, ils sont arrivés à la fin du parcours et n’ont pas trop impacté le raid. »
« Les expéditions scientifiques de cette ampleur sont rares, rappelle Jérôme Chapellaz, directeur de l’Institut polaire français Paul-Emile Victor (Ipev), qui coordonne et organise l’accompagnement logistique de la science française dans les régions polaires. EAIIST est le quatrième raid organisé en Antarctique depuis 2011, glisse-t-il. Le plus long et le plus complexe que nous avons eu à coordonner. »
La grande inconnue du changement climatique ?
Le jeu en vaut la chandelle. Joël Savarino, directeur de recherche à l’Institut des géosciences (IGE à Grenoble), responsable scientifique du raid, renvoie vers le rapport spécial du Giec sur les océans et la cryosphère, paru le 24 septembre dernier. « Celui-ci pointe le risque d’une élévation du niveau des mers qui pourrait être de + 80 cm à l’horizon 2100 si on prend la trajectoire la plus pessimiste [le scénario 8.5] pris en compte par le Giec, explique-t-il depuis la station Concordia. Mais sur cette prévision, il y a une grande incertitude de plus ou moins 40 cm. »
L’une des grandes inconnues, justement, est la façon dont réagira le continent Antarctique au réchauffement climatique. « On observe déjà, sur les côtes, une fonte accrue de la calotte, via ce qu’on appelle en glaciologie les "velages", c’est-à-dire la production d’icebergs par un glacier lorsque des masses de glaces se détachent de celui-ci », commence Vincent Favier, physicien à l’IGE et autre membre de l’expédition EAIIST. Mais le réchauffement climatique aurait aussi pour conséquence de charrier sur le plateau antarctique un air plus chaud, et donc contenant davantage d’humidité. Ce qui est synonyme, potentiellement, de précipitations plus intenses sur le plateau. « Il se peut, alors, que l’accumulation de neige sur le continent Antarctique augmente et permette de compenser, en partie, les pertes de glace par vêlages », poursuit Vincent Favier. Ce qui pourrait modérer la montée des océans.
Vérifier l’accumulation de neige sur le plateau
C’est le principal objectif de cette expédition EAIIST : tester cette hypothèse en cherchant à savoir si l’Antarctique gagne ou perd de la masse neigeuse sur ses plateaux. Chose impossible à faire depuis l’espace. « Les satellites ne sont pas suffisamment précis pour mesurer l’accumulation de neige et ses variations, explique Jérôme Chapellaz. Qui plus est, pour connaître le taux d’accumulation en cm d’eau par an, il faut une mesure de densité, possible seulement depuis le terrain. »
Sur ces 46 jours de périples, les scientifiques d’EAIIST ont collecté l’équivalent de six tonnes de glaces sur leur parcours. « Cela représente 900 mètres de carottes, prélevées jusqu’à 200 mètres de profondeur », raconte Joël Savarino.
GPS, station météo, stations sismiques
La mission ne s’est pas limitée à ces prélèvements. En parallèle, les scientifiques ont réalisé des profils radars pour sonder l’empilement des couches de neige et déployer sur place des instruments autonomes, qui continuent en ce moment de collecter des données et permettront d’obtenir un enregistrement saisonnier complet du comportement de la glace et des précipitations sur les différents sites visités. « C’est notamment un GPS qui nous permettra de connaître le déplacement de la glace en surface, détaille Joël Savarino. C’est aussi une station météo, qui nous permettra d’en savoir plus sur les vitesses de vents ou les variations de température. » C’est encore cinq stations sismiques qui enregistreront les différents bruits de la terre : vague, marée, circulation atmosphérique ou encore le craquement de la calotte glaciaire, ce qui permettra de déterminer son épaisseur.
Les données collectées sont en cours de transfert vers les côtes de l’Antarctique. Elles seront ensuite acheminées par bateau jusqu’en France. Joël Savarino ne les attend pas avant mai ou juin. Commencera alors un long travail d’analyse. « Il faudra compter de six mois à un an pour avoir les premières informations sur les taux d’accumulation de neige sur les sites », évalue le responsable scientifique du Raid.
Un nouveau raid dans un an ?
Il faudra aussi y retourner dans un an. C’est tout le problème des cinq stations sismiques laissées sur place. « Les données qu’elles collectent ne peuvent être transmises par satellites », raconte Joël Savarino. Ce ne sera pas obligatoirement l’objet d’un nouveau convoi terrestre. « Sur les cinq sites, nous avons damé une piste afin de permettre à un avion de retourner sur place et collecter les données », précise Anthony Vendé.
Reste à savoir si ces pistes seront praticables dans un an… « Pas sûr », reconnaît-on dans l’équipe EAIIST. Voilà pourquoi un nouveau raid n’est pas une piste écartée à ce jour. « C’est l’une des observations que l’on peut tirer de notre expédition, glisse Joël Savarino. Sur le parcours emprunté, la glace est bien plus dure qu’on ne l’avait imaginé, si bien qu’elle n’est pas aussi difficile d’accès qu’on ne l’imaginait pour nos véhicules. »