Océans : « La Russie et la Chine bloquent toujours la création de nouvelles aires marines autour de l’Antarctique »
INTERVIEW•En 2016, un immense sanctuaire marin voyait le jour en mer de Ross. « Ce devait être la première pierre d’un réseau d’aires marines protégées entourant l’Antarctique avant 2030 », rappelle le haut fonctionnaire Pascal Lamy. Mais la suite peine à venir. Entretien.Propos recueillis par Fabrice Pouliquen
L'essentiel
- Ce vendredi, en Tasmanie, la CCAMLR, la commission internationale qui prend les décisions de gestion et de conservation de la zone Antarctique, achève sa grande réunion annuelle, quinze jours après l’avoir commencée.
- Sur la table des négociations revient chaque année, désormais, un même sujet : la création de trois nouveaux sanctuaires marins autour de l’Antarctique. Les dernières éditions se sont soldées par des échecs, du fait des oppositions de la Russie et de la Chine.
- Rebelote en 2019 ? Pascal Lamy, ancien directeur général de l’Organisation mondiale du commerce et membre de la coalition « Antarctica 2020 », un groupe d’influenceurs qui poussent pour la création de ces aires marines, répond à 20 Minutes.
Entourer l'Antarctique d’un réseau d’aires marines protégées de 7 millions de km² d’ici à 2030… C’est l’objectif ambitieux que s’est fixé, dès 2009, la Commission pour la conservation de la faune et de la flore marines en Antarctique. La CCAMLR compte 24 pays membres plus l’Union européenne et se réunit chaque année, à Hobart (Tasmanie), pour prendre les décisions de gestions et de conservation de la zone Antarctique.
Autrement dit, qu’est-ce qu’on protège ? Qu’est-ce qu’on conserve ? Où autorise-t-on la pèche et avec quels quotas ? Et donc, comment avance-t-on sur cet objectif 2030 ?
La CCAMLR avait frappé un grand coup, en 2016, en créant en mer de Ross, au sud de l’Antarctique, une réserve de 1,5 million de km²* . Le plus grand sanctuaire marin au monde, dont la superficie équivaut à la France, l’Italie, le Benelux, l’Allemagne, la Suisse et l’Autriche réunis.
Mais depuis 2016, plus rien. Les discussions échouent chaque année à créer de nouveaux sanctuaires marins autour de l’Antarctique. Rebelote en 2019 ? Réponse ce vendredi, à Hobart, où s’achèvent les quinze jours de réunion de la CCAMLR. Pascal Lamy, ex-commissaire européen pour le commerce et ex-directeur général de l’ OMC (Organisation mondiale du commerce), a suivi les négociations de près. Depuis deux ans et demi, il est membre d’ Antarctica 2020, un groupe international d’influenceurs – issus du monde du sport, de la politique, des sciences… – qui poussent à la création de cette ceinture de sanctuaires marins. Il répond à 20 Minutes.
Pourquoi faut-il créer des sanctuaires marins dans cet océan austral où l’homme s’aventure très peu ?
Même en s’y aventurant peu, les activités humaines influent déjà beaucoup sur l’Antarctique. Le dernier rapport du Giec sur les océans, publié le 25 septembre dernier, a beaucoup insisté sur l’impact du réchauffement climatique sur la fonte des glaces, notamment en Antarctique**. Cette fonte adoucit les eaux, ce qui appauvrit à son tour la vie marine. Elle impacte notamment le krill et la légine, deux espèces qui sont aujourd’hui pêchées dans l’océan austral. Or, elles sont à la base de la chaîne alimentaire de la vie marine australe. Mais cela va au-delà encore. Compte tenu des courants qui en partent, les mers australes alimentent en krill et en plancton des zones très loin de l’Antarctique.
Voilà pourquoi il faut protéger l’environnement austral. Notamment de la pêche au krill, qui tend à s’intensifier [le krill est notamment très utilisé dans l’aquaculture]. Il s’agit aussi de préparer l’avenir. En Antarctique, la fonte de la calotte glaciaire découvre des terres sur lesquels des nations pourraient très bien un jour avoir des vues et vouloir y exploiter le sol.
Qu’est-ce qui est actuellement sur la table des négociations de cette nouvelle assemblée du CCAMLR ?
Comme l’an dernier, il y a trois propositions de créations de nouvelles aires marines protégées. L’une portée par l’Allemagne en mer de Wedell, au nord de l’Antarctique, et qui ferait 1,8 million de km². Elle serait plus grande donc que celle de la mer de Ross. Pour sa part, la France pousse pour la création d’une aire marine à l’est de la péninsule arctique [là où se trouve la base scientifique française Dumont-d’Urville]. Enfin, il y a la proposition de l’Argentine et du Chili d’une troisième aire marine protégée au nord de l’Antarctique. Ces trois propositions ne sont pas en concurrence, ces différents camps se soutenant mutuellement.
Qu’est-ce qui bloque la création de ces nouvelles aires marines ?
On touche aux arcanes de la diplomatie internationale. D’un côté, la CCAMLR s’est dotée en 2009 d’un accord-cadre où est stipulée la volonté d’entourer l’Antarctique de sanctuaire marin. Ça, c’est l’ambition affichée en première page. Dans les suivantes, en petites lettres, sont détaillées les conditions pour créer ces aires marines protégées. Et c’est autant de points sur lesquels les diplomates peuvent ou non s’entendre. Actuellement, il y a deux pays qui mettent clairement leur veto. La Chine et la Russie. La raison officielle est qu’ils ne veulent pas impacter leurs pêcheurs en restreignant leurs zones de pêche. Difficile de croire que ce soit l’unique raison. Il y a sans doute derrière des préoccupations plus complexes : celle de la gouvernance de l’Antarctique et de l’océan austral, celle de la potentielle exploitation future des terres que la fonte des glaces rendra accessibles et bien d'autres ambitions parfois cachées.
L’an dernier, la Norvège, grand pays éleveur de saumons, qu’elle nourrit notamment à base de krill, était aussi citée parmi les pays réfractaires…
Cela semble être moins le cas cette année. Quoi qu’il en soit, l’opposition norvégienne est différente de celle de la Chine et la Russie et, à mon sens, problématique. La Norvège, qui a une activité maritime importante, n‘est généralement pas réfractaire aux principes de la pêche durable. Mais le pays s’oppose par principe aux aires marines protégées qui reposent sur des interdictions. Il pointe notamment le fait que ces interdictions sont difficiles à faire respecter sur des zones aussi gigantesques que les aires marines que l’on souhaite créer autour de l’Antarctique. C’est un vrai sujet. Ce n’est pas le tout de créer des sanctuaires marins, il faut aussi s’assurer que les règles à l’intérieur soient respectées de tous.
Cette réunion de la CCAMLR s’achève ce vendredi. Faut-il s’attendre à ce qu’elle aboutisse à la création d’une nouvelle aire marine ?
Difficile à dire. Ce mercredi, la Chine et la Russie continuaient en tout cas d’apposer leur veto aux trois propositions d’aires marines. Mais la création de ces sanctuaires découle parfois d’accords arrachés à la dernière minute. C’était le cas en 2016, où le sanctuaire marin de la mer de Ross avait été emporté de haute lutte par les Etats-Unis de Barack Obama face, déjà, à l’opposition de la Chine et de la Russie. John Kerry [candidat malheureux à la présidentielle américaine de 2004] avait notamment joué un rôle très important.
Certes, il est temps d’accélérer si l’on veut doter l’Antarctique d’une ceinture de sanctuaires marins d’ici à 2030. Mais il n’y a pas de raisons non plus de désespérer. Le contexte me semble déjà plus favorable qu’il ne l’était l’an dernier. Le dernier rapport du Giec a beaucoup joué en ce sens, en rappelant à tous les menaces que fait peser le réchauffement climatique sur les océans.
Au cours de l’année écoulée, Emmanuel Macron a aussi plaidé la cause de ce réseau d’aires marines auprès du président chinois Xi Jinping et de son homologue russe Vladimir Poutine. On peut espérer un changement de postures de ces deux pays. La Chine parce qu’elle accueille l’an prochain la COP15 sur la biodiversité en octobre 2020. Et la Russie parce qu’elle commémorera l’an prochain les 200 ans de la découverte de l’Antarctique par l’un de ses explorateurs, l’amiral Fabian Gottlieb von Bellingshausen.