Et si le salut des agriculteurs était entre les mains des consommateurs?
ALIMENTATION•Des circuits courts à la marque « C’est qui le patron », les initiatives de consommateurs assurant une rémunération plus juste aux producteurs sont en plein essor. Une vraie solution à la crise agricole?….Fabrice Pouliquen
L'essentiel
- Stéphane Travert, ministre de l’agriculture, doit présenter ce mercredi, en conseil des ministres, les principales mesures du projet de loi issu des Etats généraux de l’alimentation (EGA).
- Au cœur des enjeux : permettre aux producteurs de vivre de leur travail en leur assurant un prix plus rémunérateur. La FNSEA doute de la réelle volonté des distributeurs d’aller en ce sens.
- En parallèle, émerge toute une panoplie d’initiatives de consommateurs mues par cette volonté de proposer une nouvelle offre alimentaire au prix juste pour le producteur.
Comment souhaitez-vous vos œufs ? Origine France ? Pondues par des poules élevées en cage ou en plein air ? Nourries avec ou sans OGM ? Chez « C’est qui le patron », c’est le consommateur qui fixe le cahier des charges des produits de la marque qu’il achètera demain.
Jusqu’à mercredi, quatre nouveaux produits en cours d’élaborations sont mis à la consultation des internautes. Plus vous vous montrez exigeants sur les conditions de production et plus le prix en rayon du futur produit grimpe. Quant à la rémunération des producteurs, elle suit le mouvement. C’est qui le patron est inflexible sur ce point : la marque économise sur la publicité et l’emballage quand c’est possible, « mais nous préservons toujours la marge des producteurs, glisse Nicolas Chabanne, son fondateur. Ce n’est d’ailleurs pas nous, consommateurs, qui fixons un prix, mais bien les producteurs avec qui nous travaillons. En fonction du cahier des charges établi, ils nous disent leur prix juste. » Quitte à ce que la marque soit quelques centimes d’euros plus chers que les concurrents en rayons.
Rebattre les cartes
C’est qui le patron n’était pas passé inaperçu à son lancement, en octobre 2016. En pleine bataille entre les producteurs laitiers et les industriels, pour une revalorisation des tarifs, la marque imaginait une briquette d’un litre de lait vendue 0,99 euro contre 0,90 euro en moyenne. Soit un surcoût annuel pour le consommateur évalué à 5 euros. Une goutte d’eau pour la plupart des consommateurs mais un véritable bol d’air pour le producteur de lait dont le litre est acheté 0,39 euros alors que le prix d’achat tombait ailleurs à 0,257 euros.
Quinze mois plus tard, la donne n’a pas changé. La briquette de lait C’est qui le patron est toujours vendue à 0,99 euros et les producteurs sont toujours rémunérés 0,39 euro le litre. « C’est toujours aujourd’hui au-dessus des prix pratiqués ailleurs par les groupes laitiers, précise Etienne Gangneron, le responsable de la commission bio à la FNSEA, premier syndicat agricole. Surtout, le tarif ne fluctue pas. L’agriculteur a l’assurance que son prix de vente ne descendra jamais en dessous des 0,39 euros. C’est très appréciable pour un producteur. »
35 millions de litres de lait C’est qui le patron écoulés
La marque du consommateur vient de passer le cap des 35 millions de litres écoulés et annonçait mercredi que ses briquettes seraient bientôt distribuées dans les magasins Système U, « dernière enseigne qui manquait à l’appel », précise Nicolas Chabanne. Surtout, C’est qui le patron ne se limite plus au lait mais propose aujourd’hui toute une gamme de produits -pizza, purée de pommes, jus de pommes, steak haché- qui devrait s’étoffer d’une dizaine de nouveautés en 2018. Dont les œufs.
Ce démarrage réussi interroge forcément alors que les principales mesures du projet de loi issu des Etats généraux de l’alimentation (EGA) doivent être présentés ce mercredi en conseil des ministres. Ces derniers jours, la FNSEA s’est montrée sceptique sur la réelle volonté de la grande distribution de jouer le jeu. « Rien n’a changé en janvier en matière de négociations commerciales, fustige Etienne Gangneron. La grande distribution exige toujours des baisses de prix permanentes. Au sortir des EGA, c’est insupportable. »
Des consommateurs prêts à payer plus ?
Et si alors le salut venait des consommateurs ? Christiane Lambert, présidente de la FNSEA, dit en tout cas avoir noté un changement ces dernières années. « Les consommateurs, depuis certaines crises sanitaires, mesurent qu’on ne peut pas toujours tirer vers le bas et manger pour moins cher, assurait-elle sur le plateau de Cash Investigation, le magazine d’investigation de France 2 le 16 janvier. Avant de citer un sondage Kantar : « 58 % des Français sont prêts à payer plus s’ils sont sûrs que l’argent revient aux producteurs. Et leur consentement à payer plus est de l’ordre de 10 %. »
La sociologue Yuna Chiffoleau, directrice de recherche à l’Inra (Institut national de la recherche agronomique), observe aussi cette tendance auprès des adeptes des circuits courts. L’Inra recense une vingtaine de formes, de la vente directe jusqu’à la restauration collective en passant par l’e-commerce et les Amap (Association pour le maintien d’une agriculture paysanne) qui ont fleuri ces dernières années dans les villes.
En réduisant au minimum les intermédiaires entre consommateurs et producteurs, ces circuits courts visent aussi généralement à mieux rémunérer les producteurs. « Or c’est justement un argument qu’on entend de plus en plus chez ceux qui ont recours à ces circuits, note Yuna Chiffoleau. Ils ne mettent plus seulement en avant des motivations personnelles comme celle de se maintenir en bonne santé ou de manger des produits frais. Ils évoquent aussi désormais ce souci d’assurer un prix juste au producteur et, plus généralement, de maintenir en vie le tissu économique local. Cela arrive même bien souvent désormais avant les considérations environnementales. »
Supermarché coopératif et grand boom des groupements d’achat
Or, ces circuits courts ne peuvent plus pour autant être réduits aujourd’hui à une niche. « Une enquête de l’Inra mené avec l’Institut national de la consommation estimait à 10 % la part des achats alimentaires des Français réalisée en circuit court en 2013, illustre Yuna Chiffoleau. Il est fort à parier que ce pourcentage a encore grimpé depuis. » D’autant que de nouveaux circuits courts apparaissent. Le dernier en date ? Peut-être celui des supermarchés coopératifs dans lesquels les clients sont adhérents et doivent consacrer trois heures de leur temps par mois au bon fonctionnement du magasin. Ouvert fin 2016 à Paris, La Louve faisait figure de pionnier en France. On compte aujourd’hui u ne trentaine de supermarchés coopératifs dont les chartes affichent bien souvent la préoccupation d’assurer un « prix juste » aux producteurs.
Yuna Chiffoleau s’attarde pour sa part sur les groupements d’achats, « ces petits comités de consommateurs qui s’organisent pour acheter directement des produits aux agriculteurs aux prix que ces derniers fixent, précise-t-elle. Cette solution, portée notamment par les comités d’entreprise, croit à une vitesse grand V ces dernières années sans qu’on ne l’ait vu venir. »
« C’est qui le patron touche le consommateur ordinaire »
Si ces circuits-courts ont du potentiel, ces solutions reposent néanmoins sur l’implication de consommateurs engagés et sensibilisés aux notions du « bien manger » et du prix juste. Pas forcément Mr tout le monde. C’est alors un bon point qu’accorde Yuna Chiffoleau à C’est qui le patron et aux autres marques de consommateurs comme « Le Petit Producteur » : « Elles permettent de toucher un public bien plus large de consommateurs ordinaires qui peut opter pour des achats plus rémunérateurs pour les producteurs sans pour autant devoir s’engager ou se rendre dans un supermarché spécifique. »
Reste à savoir si ces initiatives de consommateurs, mises bout à bout, parviendront à améliorer le quotidien des agriculteurs. Il faudra attendre 2020 et le prochain recensement agricole pour se faire une idée plus précise. « Ces initiatives ne résoudront pas tout mais elles vont dans le bon sens, tempère Etienne Gangneron. Il est temps que le consommateur puisse s’impliquer dans tout ce qui se joue autour de son alimentation et que la grande distribution ne soit pas la seule à parler en son nom. »