« La question de l’aberration écologique d’une tour n’est pas aussi simple »
« 20 MINUTES » avec•Fondateur de l’agence PCA-Stream, Philippe Chiambaretta est l’architecte derrière la future tour Link qui sera la plus haute de la Défense. Pour « 20 Minutes », il expose sa vision d’une architecture comme solution à la transition écologiquePropos recueillis par Guillaume Novello
L'essentiel
- Face au réchauffement climatique, nos villes doivent effectuer leur transition écologique afin qu’elles restent habitables pour leurs occupants.
- L’architecte Philippe Chiambaretta, qui a travaillé sur un projet de revitalisation des Champs-Elysées et dont l’agence a conçu la future tour Link de La Défense, présente à 20 Minutes comment l’architecture doit aider la ville à réussir cette transition.
- Pour lui, « tout l’enjeu est de revenir à une compréhension du vivant et ne plus se regarder comme extérieurs aux systèmes vivants. Ça veut dire un changement complet de paradigme, et envisager la ville comme un métabolisme. »
Avec le changement climatique, et notamment le coup de chaud de l’été dernier, la ville n’est plus en odeur de sainteté. Minérale, polluée, concentrée, elle ne fait plus rêver. Fondateur de l’agence PCA-Stream, Philippe Chiambaretta s’est beaucoup intéressé à ces problématiques, que ce soit dans son projet de « réenchanter les Champs-Elysées » à la demande du Comité du même nom ou dans l’édification de la tour Link à La Défense, qui sera, à sa livraison en 2025 la plus haute tour du quartier d’affaires. Pour 20 Minutes, il revient sur le rôle de l’architecte et sur la façon de penser et de construire la ville.
Comment l’architecte, dont l’œuvre s’inscrit dans le temps long, fait face aux changements environnementaux brutaux que nous connaissons aujourd’hui ?
Depuis que j’ai créé mon agence en 2000, ce qui m’a vraiment marqué c’est à quel point on était entrés dans une période de mutations qui ne cesse de s’accélérer. Ces mutations sont multiples : réchauffement climatique, extinction de la biodiversité, raréfaction des ressources. Si on ne réfléchit pas à ce qu’il se passe, le temps d’un projet d’architecture est tellement long qu’on fabriquera obligatoirement de l’obsolescence. Il faut comprendre ces mutations et voir comment on peut agir sur celles-ci, sachant que beaucoup ne vont pas dans le bon sens.
Quelles en sont les conséquences sur l’architecture aujourd’hui ?
Faire de l’architecture pour faire un beau bâtiment, pour se faire plaisir dans un concours de style, c’est peut-être ce qu’on reproche à cette génération qui a eu beaucoup de succès dans les années 1990-2000, c’était encore le star-system de l’archi-star. En gros, ce qu’il fallait, c’est faire une signature, qui est une démarche assez égotique. On peut se poser la question de savoir si cette approche-là n’est pas un peu dépassée. Si je reprenais une approche écoféministe, je pourrais considérer que c’est une vision masculine de marquer son territoire, de marquer son pouvoir par des symboles, par des gestes forts. Ça a vraiment culminé jusqu’aux années 2000 avec notamment l’effet Bilbao où chaque ville a voulu son monument dessiné par un architecte star pour exister sur la carte.
Quelles sont les difficultés auxquelles est confronté l’architecte aujourd’hui ?
On a une façon d’habiter la Terre, en particulier les villes, qui est complètement désastreuse, mais on ne sait pas comment aborder le problème. Parce que c’est un phénomène d’une immense complexité. Toutes les conséquences en chaîne de ces systèmes dynamiques n’ont pas été prises en compte car depuis le XVIIIe siècle on a divisé le monde en silos. C’est pour ça qu’on travaille sur cette notion de ville-métabolisme : regarder la ville, non pas comme une collection d’objets mais un système vivant. C’est assez compréhensible si on observe le corps humain et qu’on voit comment ça marche. On sait que dans le corps il y a plusieurs sous-systèmes (système sanguin, respiratoire, nerveux), or c’est l’ensemble de ces systèmes qui fabriquent l’organisme. Et pour la ville, il faudrait développer une approche similaire à celle de la médecine.
Pouvez-vous développer cette notion de ville-métabolisme ?
Tout l’enjeu est de revenir à une compréhension du vivant et ne plus se regarder comme extérieurs aux systèmes vivants. Ça veut dire un changement complet de paradigme, et envisager la ville comme un métabolisme. Comme un corps composé de différents systèmes : la nature, les infrastructures (routes, réseaux), le bâti, les mobilités et l’usage de cette ville. Et pour comprendre la santé de cette ville, il faut comprendre les interactions entre ces différentes couches. Il faut qu’on puisse objectiver l’approche que l’on a, comme des médecins. Il faut que demain, on puisse avoir des critères objectifs mesurables, de pouvoir ensuite dire : « on fait telle intervention, on veut avoir tel résultat ». On mesure l’impact et on corrige si ça ne marche pas. Exactement comme quand vous avez un traitement médical.
Et la voiture est-elle le cancer de la ville ?
Deux modèles s’opposent. Un modèle du XXe siècle où la voiture a été le symbole de la liberté, de l’émancipation. Les roads movies qui ont alimenté notre jeunesse, la voiture, c’était la liberté ! Ce n’est pas que d’un seul coup, « tous ces boomers étaient des sales cons qui ne comprennent pas les problèmes d’aujourd’hui ». Cela s’oppose à une autre vision qui est celle des méfaits de la voiture, pour une ville de demain, sobre avec la marche, le vélo. Le problème est assez simple dans le cœur des villes. A Paris, il n’y a pas de question sur l’avenir de l’automobile. Des villes ont déjà fait cette mutation : Copenhague, Amsterdam, c’est en train de se faire en Italie. Ça devient un tel enfer d’avoir une voiture à Paris. On peut juger de la méthode mais sur la finalité, je pense que d’ici dix ans, qu’il y ait moins de voitures dans Paris, c’est évident que ce sera plus agréable pour les Parisiens. La question que ça pose est plus de savoir qu’est-ce que ça implique pour les banlieues et les gens qui sont obligés de venir en voiture à Paris parce qu’il n’y a pas de transports publics. Et il faudra apporter des réponses à ça. Avec Eole, le Grand Paris Express, ça devrait s’améliorer. Mais cette tendance-là est inéluctable.
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Quel rôle l’architecture peut-elle jouer dans la transition écologique ?
La transition architecturale est un de nos axes de recherche. Comment construire demain pour être bas carbone, pour ne pas avoir un impact négatif sur la biodiversité ? Quels matériaux utiliser ? Est-ce qu’on construit en béton, en étal, en bois ? Et essayer toujours d’objectiver ça. Car il y a toujours des phénomènes de mode, comme la construction en bois. Mais qu’est-ce qui se passe si on construit tout en bois ? Est-ce qu’on va réussir à suivre en matière de forêt ? Il faut faire attention à ne pas se précipiter sur des solutions.
Le recyclage des matériaux est aussi quelque chose qu’on étudie beaucoup. C’est-à-dire que depuis deux ans, quand on rénove un gros bâtiment, on fait un inventaire de toutes les réserves de matériaux qu’on va déposer et on se pose la question de ce qu’on va en faire. Est-ce qu’on peut par exemple, utiliser la pierre de façade en la concassant et en en faisant un granito qu’on va utiliser pour le sol ? Est-ce qu’on peut prendre ces luminaires qui sont moches et les transformer en quelque chose de cool avec l’aide d’un industriel ? Il y a une frontière à explorer.
Aujourd’hui, les tours apparaissent comme complètement obsolètes face au nouveau paradigme environnemental, qu’en pensez-vous ?
Pour le bilan carbone d’un bâtiment, il faut regarder son cycle de vie, pas uniquement l’acte de construire. Construire une tour vous prend cinq ans et après, elle va être utilisée pendant 50-60 ans. Il ne faut pas simplement regarder l’énergie et le coût carbone de la construction, qui certes va impliquer du béton, de l’acier, du verre et ça, pas de doute, c’est carboné. Il faut aussi prendre en compte les déplacements des occupants, l’énergie pour réchauffer et refroidir cette tour. Et la question de l’aberration écologique d’une tour n’apparaît plus aussi simple. Est-ce que faire cinq bâtiments, même en construction bois, éparpillés autour de Paris où tous les gens vont aller en bagnole pendant quarante ans est si avantageux au niveau du bilan carbone, par rapport à une tour qui est posée sur un nœud de transports en commun où personne ne vient en voiture ? Dans la tour qu’on construit, il n’y a pas une place de parking sur 130.000 m². A regarder, je n’ai pas la réponse aujourd’hui.
Avec la population qui augmente, on fait la ville sur la ville et on densifie, il n’y a pas d’alternative à cela. Ça ne me choque pas qu’il y ait des endroits dans la ville où on peut avoir une forte densité avec des tours. Certes, l’objet lui-même peut avoir un bilan carbone qui soit moins bon que celui de bâtiments plus bas, faits en bois, mais l’ensemble dans un système territorial n’est pas forcément diabolique. Ce n’est pas forcément un désastre écologique. Et c’est là que ça mérite un peu de mesure dans les positions qu’on peut prendre.