En marge de l’Ukraine, comment la Russie mène à l’Europe une « guerre des fonds marins »
Mission abyssale•Au-delà de la guerre en Ukraine, Moscou mène un combat secret en mer Baltique et en mer du Nord mêlant sabotage, surveillance et attaques pour diminuer la dissuasion nucléaire occidentale
Diane Regny
L'essentiel
- Début avril, des capteurs destinés à surveiller les sous-marins du Royaume-Uni ont été découverts dans les eaux britanniques, selon « The Times ».
- Un nouvel exemple de la guerre hybride menée par la Russie dans les eaux du continent européen, entre sabotage de câbles sous-marins et missions commandos.
- Ces actions montrent l’intensification de la menace russe et l’importance de protéger la dissuasion nucléaire. Car toute atteinte à la crédibilité des sous-marins nucléaires de nos alliés pourrait avoir des conséquences graves sur la sécurité européenne.
Et si la guerre en Ukraine n’était que la pointe de l’iceberg de l’impérialisme russe ? Dans une enquête fracassante, The Times révélait début avril la « guerre secrète de la Russie dans les eaux britanniques ». Car derrière ses provocations à l’encontre de l’Occident, Moscou mènerait aussi une guerre sous la surface, entre câbles sectionnés, espionnages et missions commandos. « Je pense qu’il vaut mieux parler d’une guerre des fonds marins plutôt que d’une guerre sous-marine, intervient Patrick Chevallereau, chercheur associé à l’IRIS et spécialiste de la sûreté maritime. Sinon, ça sous-entend que des sous-marins de l’Otan, qu’ils soient américains, français ou britanniques, sont en train de se mener une guerre contre ceux de la Russie. Heureusement, on n’en est pas là ! »
Reste qu’en mer Baltique et en mer du Nord, en particulier, de nombreux sous-marins de l’Otan et de la Russie se côtoient. Et la découverte récente de capteurs dans les eaux britanniques, destinés à surveiller les déplacements des sous-marins du Royaume-Uni, a inquiété outre-Manche. « De manière générale, ce qui se passe sous l’eau a toujours été extrêmement sensible et stratégique, rappelle Patrick Chevallereau. Avec l’agression russe contre l’Ukraine et les puissances occidentales qui ont pris le parti de Kiev et l’aide militairement, on a le développement par la Russie de ce qu’on appelle une guerre hybride. Des tas de modes d’action différents et complémentaires sont utilisés contre l’adversaire : nous. » Dont l’action sous-marine.
Des bélugas entraînés et des câbles sectionnés
En Ukraine, il n’y a pas de confrontation sous-marine directe. Malgré une absence de force navale, Kiev est parvenu à obtenir de nombreuses victoires en mer Noire et les navires russes sont tenus à distance de la rive occidentale. Et plutôt que d’appeler ses armes amphibies à la rescousse, Moscou concentre ses forces sur la guerre hybride qu’il mène à l’Occident. Et la puissance sous-marine russe, « il faut s’en méfier », prévient Patrick Chevallereau. La Russie possède plus de 60 sous-marins actifs, dont 16 sous-marins nucléaires lanceurs d’engins, ce qui représente l’une des plus grandes flottes au monde. « Sur le plan humain et celui du matériel terrestre, la guerre en Ukraine a entamé la puissance russe, mais pas dans le domaine sous-marin. De plus, les Russes ont des compétences sur le sujet, notamment acquises durant la Guerre froide. »
L’armée russe n’a d’ailleurs pas peur d’expérimenter : elle entraîne des mammifères marins comme des dauphins, des bélugas ou des phoques. Ces derniers ont souvent un rôle dissuasif, l’une des pierres angulaires de ce ballet aquatique. Mais l’approche russe dépasse largement la protection de ses propres intérêts stratégiques et militaires. « La Russie teste ses capacités à gêner ou perturber ceux qu’elle considère comme ses ennemis », note Patrick Chevallereau. A plusieurs reprises, les pays de l’Otan ont accusé Moscou d’avoir coupé des câbles de communication, comme en octobre 2023 lorsqu’un câble sous-marin reliant l’Estonie et la Finlande a été sectionné dans des conditions suspectes. « On constate une accélération de ce type d’action sachant que les câbles qui transmettent des données sont des infrastructures stratégiques, souligne Patrick Chevallereau. C’est aussi une menace adressée aux Occidentaux. Une façon de dire : "Vous voyez on peut le faire et on peut faire pire." »
La sacro-sainte dissuasion nucléaire
En septembre 2022, Moscou est accusé d’avoir provoqué l’explosion des gazoducs Nord Stream en mer Baltique. Si le Kremlin nie toute responsabilité dans cet impressionnant sabotage, ce dernier a exposé la dépendance de l’Union européenne au gaz russe et affolé les marchés énergétiques européens. Et la menace est montée encore d’un cran lorsque Londres a découvert les capteurs destinés à surveiller ses sous-marins dans ses eaux territoriales en début d’année. « La dissuasion nucléaire de pays comme le Royaume-Uni, mais aussi la France ou les Etats-Unis, repose en grande partie sur leurs sous-marins nucléaires lanceurs d’engin [SNLE] et leur discrétion absolue », explique Patrick Chevallereau.
Toute personne ayant joué à la « bataille navale » sait que si l’emplacement des navires adversaires est connu - surtout des bâtiments aussi essentiels que des sous-marins nucléaires –, c’est gagné. « Le plus grave pour la France, ce serait une atteinte à la crédibilité de notre force de dissuasion », note l’expert de la sûreté maritime. Heureusement, Paris est conscient de ses risques et a drastiquement renforcé la défense et la surveillance de ses intérêts sous-marins. La France a en outre commandé six sous-marins de classe « Barracuda », extrêmement furtifs, construits depuis le début des années 2020 afin de renforcer sa capacité de dissuasion. Paris a donc pris la mesure de la menace d’une guerre hybride où « Vladimir Poutine, prévient Patrick Chevallereau, est susceptible de jouer sur toutes les touches du piano ».