Guerre en Ukraine : « Nous présentons des preuves de crimes avec ce documentaire »
Interview•Dans « Under Deadly Skies : Ukraine Eastern Front », l’ancien journaliste de la BBC John Sweeney a recueilli des preuves de l’utilisation d’armes illégales et de torture de civils en UkrainePropos recueillis par Emilie Jehanno
L'essentiel
- Avec le réalisateur de Byline TV Caolan Robertson, le photographe de guerre Paul Conroy et la journaliste Zarina Zabrisky, John Sweeney a recueilli des preuves de l’utilisation d’armes illégales et de torture de civils.
- Le documentaire Under Deadly Skies : Ukraine Eastern Front a été présenté en avant-première au festival des correspondants de guerre de Bayeux.
De notre envoyée spéciale à Bayeux (Calvados)
Vous risquez souvent de voir John Sweeney avec son bonnet orange sur la tête. L’ancien journaliste d’investigation de la BBC, qui officiait dans le programme phare « Panorama », s’est installé à Kiev depuis février 2022. Le 12 octobre, au festival des correspondants de guerre de Bayeux, il a présenté, en avant-première, un documentaire applaudi par le public, Under Deadly Skies : Ukraine Eastern Front.
Filmés en février 2023, le reportage et ses rushs ont été soumis comme preuve à la Cour pénale internationale et aux enquêteurs spécialisés dans les crimes de guerre en Ukraine. Avec le réalisateur de Byline TV, Caolan Robertson, le photographe de guerre Paul Conroy et la journaliste Zarina Zabrisky, John Sweeney a recueilli des preuves de l’utilisation d’armes illégales et de torture de civils. En mai, le ministère russe de la culture en a interdit toute projection. Rencontre avec le truculent journaliste britannique.
Dans votre journal de guerre sur X, on vous voit toujours avec. Pourquoi le bonnet orange ?
C’est pour montrer que je ne suis pas un espion russe ! Est-ce que j’ai l’air d’un espion russe avec ça ? Au début, j’ai été arrêté par des soldats ukrainiens qui ont cru que j’étais un ennemi. Le bonnet permet immédiatement de voir que je ne suis pas un soldat ou un espion russe.
En visionnant le documentaire, on a l’impression que vous êtes vraiment parti avec l’idée de chercher des preuves de crimes de guerre. C’est le cas ?
On n’a pas eu cette approche pour commencer, c’était plutôt comme un road movie. Et puis, nous sommes tombés sur des éléments montrant l’utilisation d’armes au phosphore blanc sur des maisons, nous avons recueilli des témoignages de torture de civils. Et nous montrons les attaques à l’artillerie et de missiles sur des bâtiments civils, comme ce missile de croisière russe qui a détruit un appartement, et non une cible militaire, à Dniepr le 23 janvier 2023. Cette approche rend le documentaire plus intéressant.
J’ai déjà travaillé sur des preuves de crimes de guerre auparavant au Kosovo et en Tchétchénie. Ce que l’on fait, c’est que nous mettons en place des indices sur les endroits à visiter ou les personnes à qui s’adresser, qui pourront être utiles aux enquêteurs de La Haye. Notre travail n’est pas parfait, mais nous présentons des preuves.
Comment un documentaire devient une preuve de crime de guerre ?
Ce qui est important, je pense, c’est que vous pouvez prendre des photos individuelles, vous pouvez filmer sur le site d’un crime de guerre, mais, d’après mon expérience, les avocats ont besoin d’un contexte. Bien que ça puisse paraître pompeux, j’ai témoigné deux fois à La Haye dans le cadre de poursuites contre des criminels de guerre d’ex-Yougoslavie. Nous avions tourné un film sur les Serbes qui ont massacré 100 hommes et garçons au Kosovo dans une grange en 1999. Les corps avaient été jetés dans une rivière, et la grange incendiée. Il n’y avait donc aucune preuve du crime à part les témoins.
Nous sommes allés chercher les mères, les filles et les épouses de ces hommes : elles étaient présentes lorsque les Serbes les ont séparés, et elles ont vu leurs voisins prendre part au massacre. Cette cassette a été utilisée comme un des éléments pour poursuivre cinq généraux de police. Ce que j’ai fait aussi, c’est que je suis entré dans les maisons des Serbes. Ils ont tous fui à l’arrivée de l’Otan, et ce sont les maisons des auteurs du massacre. J’avais leur adresse et j’ai trouvé des preuves. L’une d’elles était un morceau de papier, comme du papier millimétré, sur lequel figurait le tableau de service de la milice du village. La Haye a pu mettre la main sur le registre des salaires de Belgrade, qui montrait que les individus qui avaient massacré leurs voisins étaient payés en tant que policiers auxiliaires par le ministère de l’Intérieur de Belgrade. Dans notre reportage, nous montrions aussi des Kosovars qui avaient incendié les maisons de Serbes. Cela soulignait que nous étions équitables et c’est important.
Cette expérience au Kosovo vous a donc servi. Comment cela s’est passé en Ukraine ? C’est un long travail de rassembler des éléments pour prouver qu’il y a crime de guerre.
Oui, mais c’est un effort massif, il n’y a pas que nous, de nombreuses personnes collectent des preuves. Mais nous avons tenu à le faire, par exemple, sur la torture. En 2000, j’ai réalisé un documentaire radio pour la BBC qui a remporté le prix Amnesty, intitulé Victimes du train de la torture, et qui présentait des preuves que les Russes recouraient régulièrement à la torture en Tchétchénie, comme avec “l’éléphant” [une technique de torture qui consiste à mettre un masque à gaz sur la tête de la victime, qui a les mains attachées, et ensuite à fermer le tube respiratoire, la victime s’étouffe, jusqu’à ce que le tube soit rouvert pour laisser entrer l’oxygène].
Je n’ai pas trouvé de témoin qui ait été torturé avec l’éléphant, mais dans une chambre de torture souterraine, sous le poste de police principal de Kherson, nous avons trouvé un masque à gaz, on le voit dans le documentaire. Un policier ukrainien a expliqué à mon fixeur que les Russes ont utilisé l’éléphant à Izioum. Si je suis procureur et que j’ai des preuves tangibles de l’utilisation d’éléphant à Izioum et que je trouve un témoin à Kherson, ils pourront faire correspondre leur témoin avec ce que nous avons trouvé. Je ne dis pas que cela va directement de pair, mais cela permet d’accumuler des preuves sur la torture. Nous avons aussi deux témoignages dont celui d’Alexander qui revient dans le centre de détention de Kherson où il a été torturé, on voit le calendrier qu’il a tracé sur le mur, avec son écriture. En enregistrant son témoignage, en montrant le centre de détention, les geôles, l’écriture d’Alexander, on met ses preuves en sécurité.
Concernant l’utilisation indiscriminée de phosphore blanc, une arme utilisée pour masquer l’avancée de troupes, mais qui est incendiaire et peut causer de graves brûlures, vous avancez de nombreux éléments. Vous avez retrouvé une vidéo de l’attaque dans une zone d’habitation à Kherson, avec ses traînées blanches caractéristiques, vous allez sur place et vous filmez les maisons des civils, ce qui souligne que ce n’est pas une cible militaire, vous avez retrouvé des restes de munitions de phosphore blanc. Et vous avez le témoignage d’un habitant qui explique que la maison de son voisin a brûlé, mais qu’il n’a rien entendu, pas d’explosion. Est-ce que c’est suffisant ?
C’est plus difficile ici, car, ce que les Russes peuvent dire, c’est que nos témoins ukrainiens ont menti ou qu’il s’agissait bien d’une cible militaire, que l’armée ukrainienne était là, ce qui est difficile à argumenter. Mais, néanmoins, nous avançons des preuves et il y a la question des attaques sur des civils et, ça, c’est en quelque sorte la fin de la partie.