ENERGIEUn marché du gaz chamboulé à jamais par la guerre en Ukraine ?

Guerre en Ukraine : Pourquoi le marché du gaz ne sera plus jamais le même

ENERGIELe déclenchement de la guerre en Ukraine, il y a un an, a considérablement chamboulé le marché mondial du gaz, plongeant l’Union européenne dans une situation bien fragile… Et sans retour en arrière possible ?
Fabrice Pouliquen

Fabrice Pouliquen

L'essentiel

  • Un an après le début de la guerre en Ukraine, « 20 Minutes » est plus que jamais mobilisé pour vous informer sur le conflit. Du 22 au 28 février, la rédaction vous propose des reportages, analyses, témoignages, vidéos, podcasts pour rendre compte du quotidien des civils, de la situation militaire sur le terrain, du jeu diplomatique.
  • Dans cet article, nous revenons sur cette année de sidération sur le marché du gaz, marquée par la fin des livraisons russes à l’Europe par gazoduc, alors qu'elles représentaient 40 % de nos importations gazières avant la guerre.
  • Si les prix devraient moins monter dans les tours en 2023, il est encore bien trop tôt pour parler d’une sortie de crise gazière. Reviendra-t-on d’ailleurs à la situation d’avant-guerre ? Le think-tank Shift Project en doute.

«Des prix fous et des incertitudes maximales sur les approvisionnements ». Voilà comment Patrice Geoffron, économiste, directeur du Centre géopolitique de l’énergie et des matières premières (CGEMP), décrit l’année 2022 pour le marché gazier. Le pic historique atteint fin août, au moment où l’on craignait le plus la rupture des livraisons de gaz russe vers l’Europe, en est l’illustration. « Le gaz se négociait alors à 300 euros le mégawatt/heure (MWh) », rappelle Armelle Lecarpentier, ingénieure à l’IFP Energies nouvelles (IFPEN), organisme français de recherche et d’analyse sur l’énergie.

Si le marché s’est ensuite quelque peu assagi, il n’en reste pas moins que le MWh de gaz s’est échangé en moyenne sur l'année à 123 euros, « contre 47 euros en 2021, un prix déjà très haut, 9 euros en 2020, et 13 euros en 2019 », reprend-elle.



Des incertitudes qui restent extrêmement fortes

Les prix devraient moins monter dans les tours en 2023. Les températures douces depuis cet automne et les efforts de sobriété consentis – la consommation de gaz de l’UE a chuté de 20 % d’août à novembre - permettent d’aborder de maniète plus confiante l’année. « Nous terminons l’hiver avec des niveaux de stocks particulièrement haut en Europe », pointe en tout cas Patrice Geoffron. Autrement dit, l’UE devrait avoir moins besoin d’en importer que d’habitude pour reconstituer à 100 % ses stocks avant l’hiver prochain. Les prévisions de l’Ifpen traduisent ce léger mieux, en s’attendant à ce que le prix moyen du MWh se négocie à 61 euros en 2023. « Mais c’est une prévision qui ne vaut qu’à l’instant T, insiste Armelle Lecarpentier *. Les incertitudes restent extrêmement fortes et la situation peut changer du tout au tout. »

Une quasi-certitude en revanche : les livraisons de gaz russe vers l’Union européenne sont toujours au point mort. « En 2021, 140 milliards de m³, soit 40 % de nos importations gazières, venaient des gazoducs russes, rappelle Armelle Lecarpentier. Le volume est tombé à 63 milliards m³ en 2022 et pourrait descendre à une dizaine seulement en 2023. C’est devenu très marginal. »

Souveraineté impossible pour l’UE

Il est donc bien trop tôt de parler d’une sortie de crise gazière en Europe. Reviendra-t-on d’ailleurs, un jour, aux prix d’avant-guerre ? Le Shift Project en doute. Début décembre, le think-tank publiait un rapport, sous l’égide du ministère des Armées, sur le manque chronique de gaz naturel auquel est exposée l’UE à l’avenir, « faute d’avoir appris à se passer de gaz naturel ». Le Shift project commence par là : certes, la consommation de gaz de l’UE a baissé en 2022, autour des 366 milliards de m³. Mais elle est globalement stable depuis 2010, autour des 400 millions de m³.

Avec de tels volumes, impossible pour l’UE d’atteindre une quelconque souveraineté sur cette énergie. « La production de gaz naturel de l’Europe, hors Russie, n’a couvert que 12 % de sa consommation en 2022. Et surtout, elle est en déclin depuis vingt ans, expliquait récemment Matthieu Auzanneau, directeur du Shift Project. La raison est géologique : une grande partie des puits exploités en mer du Nord ont atteint leur pic de production. Seule la production norvégienne est en croissance, mais elle ne pourra que ralentir ce déclin. »

Pas du GNL pour tout le monde

Sans gaz russe et avec une production déclinante, c’est alors vers le gaz naturel liquéfié (GNL) que s’est tourné essentiellement l’UE depuis un an. Condensé à l’état liquide, il a l’avantage de pouvoir être transporté par bateaux et de très loin. « Le GNL représente aujourd’hui la moitié de nos importations », souligne Armelle Lecarpentier. Le grand gagnant : les Etats-Unis, avec son gaz de schiste. « Le pays assure aujourd’hui la moitié de ces livraisons de GNL, soit donc un quart des approvisionnements gaziers de l’Europe, alors que sa part était relativement marginale il y a quelques années », poursuit l’économiste. Le Shift Project ajoute dans l’équation le Qatar, dont les réserves de gaz sont importantes et encore jeunes. Les deux pays « pourraient occuper des positions de plus en plus maîtresses sur le marché mondial du GNL », estime le rapport du think-tank.

Le conflit en Ukraine a donc rebattu les cartes géopolitiques du gaz, faisant passer la dépendance de l’UE du gaz russe au GNL. Et Matthieu Auzanneau ne la décrit pas comme beaucoup plus confortable. « Du GNL, en tout cas, il n’y en aura pas pour tout le monde », insiste le directeur du Shift Project. Et de rappeler que « l’Asie est en train d’égaler voire de dépasser l’Europe en tant que plus gros importateur mondial de gaz ». Il y a la demande chinoise, en forte croissance depuis deux décennies et qui devrait croître encore dans les années à venir. Mais Matthieu Auzanneau insiste surtout « sur l’essor plausible, d’ici à 2030, de nouveaux besoins massifs en Inde, au Pakistan, en Thaïlande, au Bangladesh, en Indonésie… ». Autant de pays que la communauté internationale presse de sortir au plus vite du charbon.

Une autre raison de faire la transition énergétique ?

Voilà de quoi accroître fortement la demande mondiale de GNL et exposer l’Union européenne à un marché très concurrentiel, aux prix volatils et potentiellement élevés. Ce fut le cas au début d’automne 2021, avec le redémarrage des économies asiatiques au sortir du Covid-19. Le Shift Project rappelle d'ailleurs que la crise gazière actuelle a commencé par cette première envolée des cours.

Le think-tank ne voit alors qu’une solution pour l’UE de sortir de cette position d’extrême vulnérabilité - ou de limiter le plus possible son exposition - : « celle de transformer son économie pour la rendre sobre en énergie, appuie Matthieu Auzanneau. Plus on saura décarboner, plus on saura se passer de gaz naturel, et plus on sortira de la zone de récifs dans laquelle nous sommes. »


Notre dossier sur la guerre en Ukraine

C’est un des leviers sur lequel veut jouer l’Union européenne. Sa stratégie Fit for 55, adoptée avant la guerre en Ukraine pour réduire de 55 % les émissions de gaz à effet de serre, vise une réduction de 30 % de la consommation de gaz européenne en 2030 par rapport à 2020. S’est ajouté, en mai dernier, « RepowerEU », le plan de bataille de l’UE pour sortir du gaz russe en 2027, qui pousse encore plus loin la baisse de consommation des énergies fossiles. « Il faut maintenant passer de la parole aux actes, pointe Matthieu Auzaneau. Ce n’est encore pas suffisamment le cas. »

* Armelle Lecarpentier est aussi économiste en cheffe au Cedigaz, le centre international d'information sur le gaz.