Attentat à Moscou : Pourquoi le Tadjikistan est-il un vivier pour les djihadistes de Daesh ?
TERRORISME•Alors qu’un attentat a fait au moins 137 morts à proximité de Moscou vendredi, au moins deux des quatre principaux assaillants sont originaires du TadjikistanDiane Regny
L'essentiel
- Vendredi, un attentat terroriste au Crocus City Hall près de Moscou a fait au moins 139 morts.
- Les suspects de cette attaque, revendiquée par le groupe Etat islamique au Khorasan (EI-K), branche afghane de l’EI, sont présumés Tadjiks.
- Le Tadjikistan, pays d’Asie centrale et ancien membre de l’URSS, est régulièrement accusé d’être l’un des principaux viviers djihadistes en Asie centrale.
Quelques heures après l’attentat de Moscou, qui a fait au moins 137 morts, les autorités russes ont arrêté quatre suspects. Ces hommes, considérés comme les principaux assaillants du Crocus City Hall, sont pour certains originaires du Tadjikistan. Or, le pays d’Asie centrale est souvent pointé du doigt pour la radicalisation islamiste de son peuple. D’après le président tadjik, Emomali Rakhmon, 2.300 citoyens ont rejoint le groupe Etat islamique depuis 2015. Le plus connu étant l’ancien commandant des forces spéciales de police tadjike, Gulmurod Khalimov, qui a rejoint Daesh en 2015 avant d’être tué en 2017 par… La Russie.
« Le Tadjikistan est l’un des pays les plus sensibles d’Asie centrale, les Tadjiks ayant une culture religieuse plus enracinée », estime Isabella Damiani, maîtresse de conférences en géographie à Paris Saclay et spécialiste de la géopolitique de l’Asie centrale post-soviétique. Peu après la chute de l’URSS, le pays sombre dans une guerre civile qui le déchire jusqu’en 1997. Ce conflit voit l’émergence de combattants islamiques et « d’acteurs politiques religieux qui ambitionnent de prendre le pouvoir au Tadjikistan », note Isabella Damiani.
L’ombre de l’Afghanistan
La radicalisation « est une question latente depuis des décennies dans la région », confirme Gaël Guichard, qui a vécu dix ans en Asie centrale. L’attentat de Moscou montre donc que « le phénomène djihadiste n’est pas éteint en Asie centrale », souligne Bayram Balci, chercheur au CERI-Sciences Po qui ajoute qu’il est « alimenté depuis une trentaine d’années par l’Afghanistan et l’émergence de Daesh au Moyen-Orient ».
Voisin de l’Afghanistan, le Tadjikistan est en effet régulièrement confronté à des affrontements transfrontaliers entre djihadistes. « Le pays est très exposé à l’influence afghane. De nombreux Tadjiks se sont rapprochés des écoles ou mouvements plus radicaux, en provenance d’Afghanistan », explique Isabelle Damiani. Et « le Tadjikistan a toujours été soupçonné d’être la base arrière des talibans, soit par passivité étatique soit par volonté de fermer les yeux », note Gaël Guichard, spécialiste de l’ex-URSS. Or, l’influence des talibans se renforce depuis leur retour au pouvoir afghan à l’été 2021.
« Toutes les conditions » d’une radicalisation
Quant aux 9,7 millions de Tadjiks, ils sont particulièrement vulnérables aux mouvements extrémistes. « Extrême pauvreté, pouvoir corrompu, armée faible, manque d’accès à la culture et à l’éducation… Le Tadjikistan réunit toutes les conditions pour une radicalisation de la population », énumère Gaël Guichard. Le pays, extrêmement montagneux, isole aussi ses habitants. Or, « moins les canaux sont diversifiés, plus le risque que les informations soient déformées est grand », ajoute la spécialiste, qui se souvient, par exemple, de villages dotés d’un unique téléphone fixe.
Environ un million de Tadjiks se rendent chaque année en Russie. Mécaniquement, « la dynamique migratoire entre l’ex-URSS et la Russie facilite les attentats de Daesh en Russie », observe Bayram Balci. « Les Tadjiks sont très nombreux en Russie, confirme Isabella Damiani. Le pays est économiquement dépendant de la Russie et la dynamique de leur relation reste extrêmement coloniale. De nombreux Tadjiks entretiennent donc une relation d’attraction/répulsion très forte avec Moscou. »
« Plus les moyens de gérer les pays d’Asie centrale »
Une répulsion accentuée par l’expérience du racisme. « Il y a énormément de rejet, de mépris et de racisme à l’encontre des migrants d’Asie centrale, qui sont surnommés les "culs noirs", en Russie », selon Gaël Guichard. Considérés comme des « citoyens de seconde zone », les migrants d’Asie centrale vivent de plus en plus mal dans une Russie « de plus en plus nationaliste et centrée sur son identité », note Isabelle Damiani.
Pour Bayram Balci, cet attentat au cœur de la Russie montre que le Kremlin, « obsédé par l’Ukraine, n’a plus les moyens de gérer les pays d’Asie centrale, qu’il considère pourtant toujours comme son pré carré ». Ainsi, d’après le chercheur, Moscou possédait un bataillon à la frontière tadjiko-afghane mais il a été dépouillé de la plupart de ses membres, relocalisés en Ukraine. « Moscou a relâché son attention en Russie mais aussi en Asie centrale », assène le spécialiste pour qui cet attentat montre « à quel point Vladimir Poutine s’est trompé » en se focalisant sur l’Ukraine, au détriment de l’Asie centrale.