Violences en Tunisie: «Ces heurts entre salafistes et policiers résument très bien les rapports de force dans le pays»
INTERVIEW•Samir Amghar, spécialiste des mouvements islamiques, apporte son éclairage après les deux jours de violence que vient de connaître la Tunisie...Propos recueillis par Nicolas Bégasse
Lundi et mardi, la Tunisie a connu de violents heurts entre des manifestants se revendiquant du salafisme et la police, provoquant un mort et plusieurs dizaines de blessés et d’arrestations. A l’origine de ces violences: une exposition artistique jugée peu respectueuse de l’islam par les salafistes. Auteur des livres Le salafisme d'aujourd'hui (Michalon, 2011) et Les islamistes au défi du pouvoir (Michalon, 2012), le sociologue Samir Amghar apporte son éclairage à 20 Minutes sur le contexte de ces heurts et sur la situation du pays.
Les heurts de ces derniers jours sont-ils un accident de parcours ou reflètent-ils une tension latente en Tunisie?
Vendredi prochain, les islamistes radicaux appellent à se réunir après la prière pour manifester contre les atteintes faites par la société tunisienne et le gouvernement à l’islam. On peut croire que c’est anecdotique, mais c’est un événement qui résume très bien les rapports de forces actuels dans la société tunisienne. On a trois groupes principaux: les ultraconservateurs, les conservateurs et les progressistes. C’est le groupe qui appelle à manifester vendredi: Ansar Al Charia, des partisans de la charia qui veulent mettre plus d’islam dans la Constitution. Il reste très minoritaire mais a un écho important en Tunisie, et aussi en Occident, où l’on a peur de voir la Tunisie passer du «côté obscur» de l’islam. Le second groupe est Ennahda, le parti au pouvoir, qui prend en compte les appels des salafistes mais qui ne veut pas prendre leurs revendications au pied de la lettre. Ennahda veut un statu quo, car il est pris entre deux feux. Le troisième groupe est formé de progressistes de gauche, qui veulent inscrire la laïcité dans la Constitution.
La position d’Ennahda, qui condamne à la fois les «extrémistes» et les «provocations» artistiques, paraît ambigüe…
Ennahda est pris en tenaille. D’un côté le parti ne peut pas s’opposer de manière frontale aux plus radicaux. De l’autre, il ne peut pas donner un blanc-seing aux salafistes, pour ne pas se mettre à dos la population tunisienne.
Justement, quel est l’état d’esprit de la population?
C’est très difficile à dire, car il n’y a pas encore de réelle enquête de terrain pour rendre compte de l’état d’esprit des Tunisiens. Mais les salafistes sont ultra minoritaires, ils ne sont que quelques milliers d’individus, qui s’organisent de façon spontanée autour de leaders charismatiques. Or, au sein de la population tunisienne il y a une société conservatrice, qui puise ses racines dans la religion. Pour nous en Occident, les actions des salafistes peuvent paraître briser un consensus, mais en fait c’est quelque chose d’assez consensuel.
Comment apaiser durablement la situation?
De deux choses l’une. Soit on reste dans une position idéologique, les salafistes sont reconnus comme anti-démocratiques et on leur interdit de former un parti ou une association religieuse, au risque de les jeter dans la clandestinité. Soit on est pragmatique et on les intègre à partir du moment où ils s’engagent à respecter le jeu démocratique. D’ailleurs on a l’impression que, chez les responsables d’Ennahda, il y a une volonté de diviser les salafistes pour ne pas se les mettre à dos en bloc, et d’intégrer les plus mesurés. Mais actuellement, ils sont encore en train de chercher la solution la moins problématique.