En Turquie, « La répression contre les manifestants fait vraiment peur »

Turquie : « La répression contre les manifestants fait vraiment peur »

ContestationUne journée de boycott contre les entreprises proches du pouvoir et de Recep Tayyip Erdogan a été lancée ce mercredi en soutien à Ekrem Imamoglu, le maire d’Istanbul arrêté le 19 mars. Plus de 2.000 personnes ont été interpellées depuis cette date
Emilie Jehanno

Propos recueillis par Emilie Jehanno

L'essentiel

  • Depuis l’arrestation le 19 mars d’Ekrem Imamoglu, principal opposant à Recep Tayyip Erdogan, plus de 2.000 personnes ont été arrêtées lors des manifestations de soutien.
  • Une vingtaine d’ONG et d’associations de journalistes, dont Amnesty International, ont signé un appel pour alerter sur l’intensification de la répression en Turquie.
  • Milena Buyum, responsable campagne sur la Turquie pour Amnesty International, s’inquiète particulièrement pour le droit de réunion pacifique et le droit à la liberté d’expression.

En Turquie, la contestation prend une nouvelle forme ce mercredi avec un appel au boycott des entreprises proches des autorités turques, lancé par la principale formation d’opposition, le CHP (Parti républicain du peuple) et des mouvements étudiants. Une manifestation prévue devant la mairie d’Istanbul ce soir a finalement été reportée, a indiqué RFI.

Dimanche, ils étaient plusieurs centaines de milliers de personnes, voire plus de 2 millions selon le CHP, à s’être rassemblés au parc Maltepe à Istanbul pour protester contre l’arrestation le 19 mars du maire de la capitale Ekrem Imamoglu. Membre du CHP, il est la seule figure politique en Turquie à avoir battu le parti de Recep Tayyip Erdogan dans trois élections locales.

Au total, depuis deux semaines, plus de 2.000 personnes ont été arrêtées lors de ces manifestations de soutien. Restrictions de l’accès aux réseaux sociaux, usage disproportionné de la force, contrôle des médias : une vingtaine d’ONG et d’associations de journalistes, dont Amnesty International, ont signé un appel le 27 mars pour alerter sur l’intensification de la répression en Turquie. Milena Buyum, responsable campagne sur la Turquie pour Amnesty International, s’inquiète particulièrement pour le droit à la liberté d’expression et de se réunir pacifiquement. Elle est à Istanbul en ce moment pour documenter ces abus.

La Turquie devient-elle un pays de plus en plus autoritaire ?

A Amnesty, on préfère parler d’actions autoritaires plutôt que d’autoritarisme en général parce qu’il y a des actes autoritaires partout à travers le monde, même dans les pays plutôt démocratiques où il y a un respect de la loi. En Turquie, la situation des droits humains est en déclin depuis 2014-2015 avec la fin du processus de paix entre l’État et le PKK [le Parti des Travailleurs du Kurdistan, aujourd’hui interdit] et aussi la répression qui a suivi le coup d’État manqué de 2016. La répression s’est aggravée progressivement.

Lors des dernières élections municipales [en mars 2024], des maires avaient déjà été arrêtés et emprisonnés, surtout dans les villes de l’Est qui appartiennent au troisième parti politique en Turquie, le parti pro-kurde, le DEM. Ce qui intensifie cette situation, c’est le fait qu’Ekrem Imamoglu, le principal opposant qui pourrait gagner l’élection présidentielle en 2028, ne peut plus se présenter. D’abord parce que son diplôme universitaire, reçu il y a plus de trente ans, lui a été retiré. C’est une condition pour pouvoir être candidat à la présidentielle. Et ensuite parce qu’il est poursuivi pour des allégations de « corruption », de « terrorisme » et « d’aide au PKK ».

Et donc, ça, c’est une escalade, la situation est devenue plus sérieuse parce que c’est le principal parti d’opposition qui est visé. Aussi, face aux manifestants majoritairement pacifiques, l’usage de la force par la police est excessif avec l’usage de gaz poivre, de gaz lacrymogène, de canons à eau, de tirs de balles en caoutchouc, parfois à bout portant, ce qui a causé des blessures aux yeux, cassé des jambes.

En 2013, un grand mouvement de contestation antigouvernement partait de la place Taksim. Comment la répression s’est accentuée ces dix dernières années ?

Il y a eu ces dix dernières années une généralisation d’interdictions de se rassembler, de manifester pacifiquement. Jusqu’en 2015, par exemple, les marches de fierté se déroulaient sans trop de problèmes. Les gens pouvaient se rassembler à Taksim. À partir de 2015, Taksim est devenu un endroit où les rassemblements du 1er-mai n’étaient pas tolérés, puis les marches de fierté ont été bannies de Taksim et ont été sujettes à des répressions très fortes. Les marches du 8-mars et du 25-novembre, la journée internationale des femmes et la journée contre la violence contre les femmes, sont interdites ou limitées.

Des lieux de rassemblement sont autorisés à Istanbul, comme le parc de Maltepe, où le grand meeting s’est tenu dimanche. Mais on ne peut pas se réunir à Taksim alors que la loi et la Constitution turques garantissent le droit de se rassembler sans devoir le notifier.

Des centaines de milliers de personnes se sont rassemblés dimanche 29 mars au parc Maltepe à Istanbul pour un meeting du CHP, principal parti d'opposition à Erdogan en Turquie.
Des centaines de milliers de personnes se sont rassemblés dimanche 29 mars au parc Maltepe à Istanbul pour un meeting du CHP, principal parti d'opposition à Erdogan en Turquie. - Mia Moreno G. /SIPA

Les autorités ont le devoir de faire en sorte que ces rassemblements puissent se tenir et que les participants se sentent en sécurité. Ce n’est pas ce qui se passe. La répression des rassemblements devient vraiment étouffante. C’est un grand problème. Même lors d’un rassemblement sédentaire pour lire une déclaration, les personnes vont être tout de suite encerclées, puis détenues.

C’est pour ça qu’Amnesty se focalise sur l’exercice du droit de se rassembler pacifiquement. C’est un de nos sujets principaux en ce qui concerne les droits humains en Turquie. Un sentiment d’insécurité et de peur affecte certaines personnes. Deux personnes que j’ai rencontrées, une avocate et un jeune homme de 26 ans, ont utilisé la même phrase en me parlant de leur participation aux manifestations et de la répression par la police. Ils m’ont tous les deux dit : « J’ai pensé que j’allais mourir, que je n’allais pas sortir vivant de là. » La répression fait vraiment peur.

Plus de 2.000 personnes ont été arrêtées depuis le 19 mars. Que risquent les manifestants ? Quel est leur profil ?

Parmi ces arrestations, il y a 300 jeunes, qui sont des étudiants entre 18 et 23 ans. Beaucoup de ces jeunes n’étaient jamais allés à une manifestation de leur vie avant et ils n’ont connu que ce gouvernement, qui est au pouvoir depuis 2002. Des centaines de personnes ont été relâchées, sous conditions et se voient interdites de voyager, assignées à domicile ou doivent se présenter à intervalles réguliers dans un commissariat.

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Les autres sont en détention provisoire. Deux chefs d’accusation ont déjà été préparés sous la loi des réunions et des manifestations. Bien que la loi permette des rassemblements sans autorisation, il existe une loi qui criminalise la participation à de tels rassemblements. La peine pour cela, c’est entre six mois et deux ans de prison, une peine que les manifestants pourraient ne pas purger, à la condition qu’ils ne soient pas reconnus coupable d’une autre infraction. Donc, ils sont en fait criminalisés et punis avant même d’être reconnus coupables.