Argentine : Face à la tempête Milei, la rue comme « principal anticorps » plutôt que des institutions fragiles ?
intempéries politiques•Des dizaines de milliers de manifestants sont attendus au cœur de Buenos Aires pour un rassemblement mercrediCécile De Sèze
L'essentiel
- Le plus important syndicat argentin organise mercredi une grève générale et un rassemblement national à Buenos Aires où des dizaines de milliers de manifestants sont attendus.
- Ils protestent contre l’avalanche de projets de loi dérégulateurs, la dévaluation de la monnaie et les mesures d’austérité effectives ou planifiées.
- Pour un Javier Milei élu sur de promesses radicales et populistes, la rue est le premier et plus important rempart, estiment deux experts.
Ses discours populistes, ses répliques outrancières, ses promesses radicales… Javier Milei a été élu président de l’Argentine après une campagne digne d’un Jair Bolsonaro brésilien. Un peu plus d’un mois après son arrivée au pouvoir, le chef d’Etat argentin est confronté à sa première « épreuve de force », analyse David Copello, maître de conférences en sciences politiques à l’Institut catholique de Paris.
Le plus grand syndicat, la CGT (7 millions revendiqués) et des mouvements de gauche ont en effet appelé à des manifestations monstres et une grève nationale ce mercredi pour s’opposer aux réformes et décrets engagés par le nouveau président. La mobilisation sera très suivie. La rue constitue l’un des principaux garde-fous contre la folie Milei alors qu’il a déjà tenté de mettre en œuvre son programme de déconstruction économique dans un pays balayé par une inflation record à +211,4 % en 2023.
Deux grands plans en cours
Deux projets phares ont été lancés par Javier Milei qui incarne une vision politique de libéralisme économique total couplé à un autoritarisme social. Elle se traduit d’abord par la publication en décembre de son « méga décret » ou « Décret de nécessité et d’urgence » (DNU) composé de plus de 300 mesures qui ambitionnent de tout réformer et de mettre en place une dérégulation massive. « Il a avancé pour beaucoup de choses comme la dérégulation des prix du loyer ou encore les prix des mutuelles, en tout sur des centaines de mesures », développe David Copello. A peine élu, il a également annoncé une forte dévaluation de plus de 50 % du peso. Des dispositions qui n’ont pas besoin de la validation du parlement argentin pour entrer en vigueur.
L’autre grand pan de sa politique, c’est la loi baptisée « omnibus » car elle comporte plus de 600 articles. A l’inverse du décret, elle est soumise au vote du parlement car « il s’agit de réformes pas autorisées à être mises en place par décret, comme la limitation du droit de manifester qui dépend du Code pénal », précise David Copello. Javier Milei n’a pas de majorité, ni côté des sénateurs, ni côté des députés. Le président argentin doit alors entrer dans des négociations au cas par cas, retirer telle loi radicale pour en faire passer des dizaines d’autres.
Une molle opposition des institutions
S’il n’a pas de majorité, le sulfureux chef d’Etat bénéficie toutefois d’une « opposition amicale », un droit classique « qui ne veut pas se risquer à s’opposer à un gouvernement fraîchement élu avec une majorité confortable » de 55,6 % des voix, souligne David Copello. Une opposition « ouverte à négocier sur toutes les réformes radicales concernant la libéralisation du marché et la répression des manifestations », ajoute le spécialiste. « Javier Milei voulait limiter les rassemblements sans déclaration aux autorités à trois personnes, ça sera finalement à trente personnes », illustre-t-il.
D’autre part, le congrès a, selon Federico Tarragoni, professeur de sociologie politique à l’université de Caen et auteur de L’Esprit démocratique du populisme (La découverte), un pouvoir limité, « un peu comme le parlement français. L’Argentine est un régime présidentiel ». Et David Copello de résumer : « Les digues sont fragiles ».
Là où Milei rencontre une réelle opposition, c’est dans les tribunaux. A peine son « méga décret » publié qu’une pluie de recours ont été déposés en justice. A tel point que l’instance de droit du travail a pris « une mesure conservatoire suspendant l’applicabilité » des dispositions du chapitre « travail » de son décret du 20 décembre, dans l’attente d’un examen législatif sur le fond. Elle juge en effet certaines mesures, comme le doublement des périodes d’essai, inconstitutionnelles. La justice peut ainsi constituer un frein aux ambitions démesurées de Javier Milei. Mais « elle n’a pas empêché Mauricio Macri [président argentin de 2015 à 2019] d’imposer une politique d’austérité très dure », nuance toutefois Federico Tarragoni.
Le rempart de la rue
Il reste la rue. « La vivacité de la société civile est très importante en Argentine depuis des décennies, elle est riche en matière d'associations et de mobilisations, explique Federico Tarragoni. C’est le principal anticorps contre un régime très autoritaire ». En effet, les observateurs s’attendent à une grosse mobilisation, malgré un mois de janvier comparable au mois d’août en France.
Javier Milei s’est aussi confronté à l’infaisabilité de certaines mesures annoncées pendant sa campagne à l’instar de la dollarisation du pays ou de la suppression de la banque centrale. « Des mesures inapplicables ou en contradiction avec ses ambitions de faire baisser l’inflation », rétorque Federico Tarragoni.
Faire sauter la démocratie ?
Les limites posées par le cadre démocratique, par la pression de la rue, « peuvent poser un risque de dérive autoritaire », craint David Copello. « Il a un programme très extrême et une manière de gérer le parlement très brutale, il peut être tenté de contourner le pouvoir du parlement ». « Il y a des indicateurs très inquiétants qui se déploient », ajoute-t-il.
Si Federico Tarragoni ne croit pas à « une dérive dictatoriale » il estime en revanche que Milei peut « transformer l’Argentine en ce qu’a été le Brésil de Bolsonaro qui a ouvert les vannes du racisme, de l’antiféminisme, du conservatisme avec un niveau de violence accru ». La mobilisation et surtout le niveau de répression donnera un bon indicateur pour la suite.
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