Iran : L’empoisonnement des jeunes collégiennes en Iran, « un crime d’Etat qui ne dit pas son nom »
FAKE OFF•D’après des spécialistes, interrogés par « 20 Minutes », il est difficile de ne pas voir le lien entre la place des femmes dans les manifestations en Iran et les répercussions par ces empoisonnementsLina Fourneau
L'essentiel
- Depuis le mois de décembre, des centaines et centaines de jeunes filles ont été victimes d’empoisonnement en Iran.
- La société iranienne dénonce le silence des autorités, qui vient d’ouvrir une enquête, plusieurs mois après les premiers cas.
- Comment l’information a été révélée ? Ces cas d’empoisonnement sont-ils déjà survenus en Iran ? Que va-t-il se passer ensuite ? « 20 Minutes » s’est posé plusieurs questions.
Elles seraient plus de 800. En Iran, des collégiennes ont été victimes d’empoisonnement ces trois derniers mois. Mais, alors que les autorités viennent d’ouvrir une enquête, le chiffre de victimes pourrait encore augmenter. Ces derniers jours, de nouveaux cas ont été recensés dans la ville de Pardis, près de Téhéran, où 35 jeunes filles ont été transférées à l’hôpital ce mardi.
D’autres régions ont été touchées au cours des dernières semaines, notamment la ville sainte de Qom, à une centaine de kilomètres de Téhéran. Après ces multiples empoisonnements, les jeunes collégiennes ont ressenti différents symptômes tels que des nausées, des maux de tête, de la toux, des difficultés respiratoires ou encore des palpitations cardiaques. Certaines victimes expliquent au média Iran International avoir senti une odeur de mandarine.
Une mystérieuse affaire qui survient après plusieurs mois de révoltes en Iran où les femmes ont pris une place très importante dans les revendications. 20 Minutes fait le point.
D’où vient l’information ?
Depuis le mois de décembre, des médias iraniens ont commencé à révéler certains cas d’empoisonnement, soit trois mois après le début des révoltes en Iran. D’après l’antenne iranienne de RFI, une première alerte a été donnée le 9 décembre lorsque le département des relations publiques de la Direction générale de l’éducation de Qom a annoncé qu’une vingtaine de filles avaient été admises à l’hôpital avec plusieurs symptômes de léthargie, des maux de gorge et des vertiges.
Puis, une série d’empoisonnements a suivi dans les semaines suivantes. Dans la même école de Qom d’abord, au Noor Conservatory, fin décembre. D’autres écoles ont ensuite été touchées comme à Téhéran fin février, où 30 lycéennes ont dû se rendre à l’hôpital après une intoxication respiratoire. Très vite, la corrélation entre ces différents empoisonnements ne faisait plus de doute.
Est-ce déjà arrivé en Iran ?
Dans l’histoire iranienne, les histoires d’empoisonnement ne sont pas monnaie courante. Toutefois, des techniques d’intimidation sont déjà survenues au fil des siècles. L’historien spécialiste de l’Iran Yves Bomati se souvient par exemple de l’époque des Kadjars, dynastie qui a régné en Iran entre la fin du XVIIIe et le début du XXe siècle. Deux chanceliers ont été empoisonnés au café, l’un au sein même du palais du Shah, l’autre à l’extérieur. Les deux politiques étaient réformateurs. « Il y a une sorte de lien entre des histoires où on ne veut pas trop réformer des institutions qui sont favorables à une partie des gens qui sont au pouvoir. C’est un peu ce qu’il se passe en ce moment en Iran où les jeunes filles se trouvaient en tête de cortège lors des manifestations ».
Selon la sociologue et politologue iranienne Mahnaz Shirali, cette histoire fait également écho aux femmes vitriolées pendant des années en Iran. En 2014, par exemple, une quinzaine de femmes avaient été attaquées à l’acide, au nom du respect de la loi islamique. Même chose en 2006 où des miliciens du Guide suprême (nommé Bassidjis) avaient jeté de l’acide au visage de deux femmes âgées d’une vingtaine d’années.
Les femmes dans le viseur
Plus récemment encore, le média Iranwire a révélé mardi que des hommes présentés comme des membres du corps des gardiens de la révolution islamique s’étaient rendus dans des écoles de filles pour leur montrer des vidéos pornographiques en pleine classe. D’après la sociologue et chercheuse à l’université de Paris cité Azadeh Kian, il s’agissait une fois de plus d’une menace. « Ce sont des actes d’intimidation contre des jeunes filles très mobilisées. L’idée est de leur dire "voici ce qu’il se passe si vous continuez à protester" ». Avant d’ajouter : « C’est une véritable talibanisation du pouvoir iranien ».
En effet, depuis plusieurs années, le régime iranien règne en imposant la terreur. « Tant qu’ils pouvaient, le régime tuait directement dans les prisons ou dans la rue. Mais là, avec la pression de l’international, ça leur est devenu très difficile, car tout le monde a son regard braqué sur l’Iran. Ils ne peuvent pas tuer officiellement, c’est désormais fait dans l’incognito », souligne la politologue Mahnaz Shirali.
L’insécurité et la peur se traduiraient d’ailleurs par le fait de ne pas avoir une seule cible, mais plusieurs… notamment les femmes. « Pendant les émeutes, elles étaient particulièrement actives, elles n’avaient pas peur et étaient sur le devant de la scène. Ces méthodes servent à leur montrer que, même si elles ne sont pas tuées, une vengeance est possible ».
« Balayer les inquiétudes des familles »
Alors qui se cache derrière ces empoisonnements ? Ce mercredi, le ministre de l’Intérieur, Ahmad Vahidi, a annoncé que les autorités enquêtaient toujours sur les « responsables éventuels » de ces empoisonnements. Mais, pour le moment, aucune arrestation n’a été faite et rien ne prouve selon lui l’utilisation d’une substance toxique. Le président iranien, Ebrahim Raïssi, a chargé mercredi le ministre de l’intérieur de « suivre l’affaire au plus vite », et d’« informer » le public sur l’enquête afin de « balayer les inquiétudes des familles », selon le site de la présidence. Selon les autorités, les extrémistes religieux pourraient être responsables.
notre dossier sur les manifestations en iran
Mais, pour la politologue Mahnaz Shirali, ces empoisonnements ne peuvent pas « être l’affaire d’un banal criminel ». « Des écoles sont visées à répétition, nous pouvons comprendre que c’est un crime d’Etat qui ne porte pas son nom ». Il est d’ailleurs probable selon elle que l’enquête n’aboutisse à rien. « Lorsque des femmes ont été vitriolées pendant quinze ans, l’enquête n’a jamais rien donné », regrette la spécialiste.
Une enquête transparente demandée par la société
L’affaire pourra-t-elle être étouffée ? C’est ce que craignent actuellement les Iraniens qui lors de nouvelles manifestations demandent une « enquête transparente ». « Nous ne voulons pas d’école dangereuse », scandent les manifestants. Pourtant, certains éléments restent encore flous dans cette enquête.
Auprès de Radio Farda – antenne de Radio liberty – une source d’un hôpital de Qom aurait raconté par exemple la présence des membres de la branche du renseignement du corps des gardiens de la révolution islamique (IRGC) à l’hôpital. « Ils apportent les résultats des tests sanguins des enfants à leur propre laboratoire. Nous ne savons pas ce qui se passe », a dévoilé la source.