DANS L'OEIL D'IRYNA (4/4)Kiev tire un trait sur l'héritage soviétique, « un symbole de l’agresseur »

Guerre en Ukraine : La « dérussification » culturelle est en marche à Kiev

DANS L'OEIL D'IRYNA (4/4)Iryna Tuz, présidente de l’association Ukraine Libre à Toulouse et ex-journaliste, est de retour à Kiev et témoigne pour « 20 Minutes » de la vie quotidienne en période de guerre
Xavier Regnier

Xavier Regnier

L'essentiel

  • Iryna Tuz, Ukrainienne de 38 ans installée à Toulouse depuis 2010, préside l’association Ukraine Libre, qui récolte des dons humanitaires à destination de l’Ukraine. Laissant derrière elle son mari et ses deux enfants, elle est retournée en Ukraine voir ses parents et y superviser le travail de son association.
  • Iryna Tuz raconte à 20 Minutes la vie qui doucement reprend ses quartiers dans la capitale ukrainienne après cinq mois de conflit armé tout au long d’une série en quatre épisodes baptisée « Dans l’œil d’Iryna ».
  • Dans ce dernier épisode, l'Ukrainienne nous plonge dans les rues de Kiev qui changent de noms et explique pourquoi la culture russe, « symbole de l’agresseur », n'a, selon elle, plus sa place en Ukraine en temps de guerre.

Depuis le début de l’invasion russe le 24 février dernier, l’Ukraine, ancienne république soviétique, s'efforce de réduire l’héritage des tsars et de l’URSS qui marque encore son identité et sa culture. A Kiev, « il y a eu une vague de rebaptisation des rues », prévient Iryna Tuz, présidente de l’association de solidarité Ukraine Libre à Toulouse, qui raconte à 20 Minutes les quelques semaines qu’elle a passées en Ukraine. Ainsi, « la rue de Saint-Pétersbourg est devenue la rue de Londres », et celles aux noms des personnalités russes ont laissé place à des rues aux noms des héros ukrainiens.

« Au début de la guerre, on parlait de décommunisation, aujourd’hui c’est carrément une dérussification », estime encore l’ancienne journaliste. La statue de l’écrivain Mikhail Boulgakov à Kiev a été retirée, et celles du poète Pouchkine sont en voie de disparition à travers le pays, y compris à Ternopil où vit une partie de la famille d’Iryna. « La police a préféré l’enlever face à la colère de la foule », détaille-t-elle. Début juillet, la BBC recensait ainsi plus de 80 destructions de monuments.

A Kiev comme dans les pays baltes, on refait l’histoire

Le changement visuel a tout de même ses limites. Lors de ses premiers jours à Kiev, Iryna avait vu des statues de célébrités ukrainiennes protégées contre les bombardements dans le centre de la capitale, contrairement aux statues d’époque communiste. L’hypothèse d’une différence de traitement s’est estompée au fil des jours, observant aussi des statues ukrainiennes à l’air libre dans un parc. Et dans la profonde station de métro Université, où s’alignent les bustes de scientifiques soviétiques, aucun n’a été déplacé ni même dégradé.

Mais Iryna ne veut pas en minimiser la portée. Parmi les rues rebaptisées, il y a « des héros ukrainiens, dont certains étaient traités de traîtres » à l’époque soviétique. L’Ukraine prend du recul et reconstruit son histoire à l’aune des rapports de domination avec Moscou. Le sentiment national passe par une nouvelle identité collective, si bien que « dans les rues, on entend des russophones parler ukrainien ou d'autres qui ont changé leur point de vue politique ».

Le socle de la statue de Pouchkine à Ternopil.
Le socle de la statue de Pouchkine à Ternopil. - Iryna Tuz/20 Minutes

Kiev ne ménage d’ailleurs pas ses efforts pour inciter les médias internationaux à changer leurs usages dans l’écriture des noms de villes. Et l’Ukraine n’est pas la seule à retravailler son histoire et à vouloir se défaire de l’héritage soviétique : la Lettonie et l’Estonie ont récemment retiré des monuments commémorant la victoire de l’Armée rouge contre l’Allemagne nazie.

La culture russe reviendra « quand la guerre s’arrêtera »

« C’est vraiment un acte culturel, car la statue de Lénine, un symbole bien plus politique, a été retirée dès 2014 » et la guerre dans le Donbass, reprend l’ancienne journaliste sur la statue de Pouchkine retirée à Ternopil. La prochaine figure qui pourrait tomber ? Piotr Ilitch Tchaïkovski, l’illustre compositeur du Lac des cygnes, qui a donné son nom au Conservatoire national à Kiev. Si la majorité de la population souhaite le remplacer par un compositeur ukrainien, Iryna rapporte une discussion avec un tromboniste de l’orchestre symphonique d’Ukraine : ce dernier souhaite conserver le nom de Tchaïkovski, mettant en avant « ses racines cosaques ».

Le rejet de la culture russe est nécessaire, selon elle. « Quand la guerre s’arrêtera, on pensera à la culture », promet-elle, et à la place que les artistes russes doivent jouer dans le panorama ukrainien. Mais en attendant, elle reste « un symbole de l’agresseur », et doit donc être mise de côté, au même titre que les sportifs russes, argumente-t-elle. Même à l’international, organiser des concerts d’artistes russes revient ainsi à « soutenir la Russie », estime-t-elle, établissant un autre parallèle : « Aujourd’hui, il y a des concerts de Wagner partout. Mais ce n’était pas franchement de très bon ton lors de la Seconde Guerre mondiale… »