DANS L'OEIL D'IRYNA (1/4)De Toulouse à Kiev, l'Ukraine « mobilisée » d'Iryna Tuz

Guerre en Ukraine : A Kiev où « la vie a repris », Iryna Tuz a retrouvé sa famille et des habitants « mobilisés »

DANS L'OEIL D'IRYNA (1/4)Iryna Tuz, présidente de l’association Ukraine Libre à Toulouse et ex-journaliste, est de retour à Kiev et témoigne pour « 20 Minutes » de la vie quotidienne en période de guerre
Xavier Regnier

Xavier Regnier

L'essentiel

  • Iryna Tuz, Ukrainienne de 38 ans installée à Toulouse depuis 2010, préside l'association Ukraine Libre, qui récolte des dons humanitaires à destination de l'Ukraine. Laissant derrière elle son mari et ses deux enfants, elle est retournée en Ukraine voir ses parents et y superviser le travail de son association.
  • Iryna Tuk raconte à 20 Minutes la vie qui doucement reprend ses quartiers dans la capitale ukrainienne après cinq mois de conflit armé tout au lond d'une série en quatre épisodes baptisée « Dans l’oeil d’Iryna »
  • Dans ce premier épisode, l’ancienne journaliste raconte son périple pour arriver à Kiev, d’une frontière sous surveillance à une capitale où « les couleurs du drapeau ukrainien sont partout ».

Edit : A l'occasion de notre week-end spécial Ukraine, nous vous proposons de relire ce papier.

« Pendant quatre mois, j’avais du mal à répondre à cette question : est-ce que ça va ? » Maintenant qu’elle est à Kiev, la guerre en Ukraine paraît moins effrayante à Iryna Tuz que lorsqu’elle la suivait depuis Toulouse où cette ancienne journaliste est installée. Aujourd’hui présidente de l’association Ukraine Libre à Toulouse, Iryna est partie retrouver sa famille pour quelques semaines. « C’est difficile de vivre dans la paix quand tes amis sont en état de guerre », confie celle qui est désormais auprès des siens et dont le « niveau d’inquiétude est plus bas ».

« Marchroutka », bus, train ou auto-stop

A 20 Minutes, Iryna Tuz raconte la confiance du peuple ukrainien, ces vies suspendues par la guerre et le soulagement d’avoir retrouvé ses proches sains et saufs après un long périple. Car pour rejoindre Kiev, Iryna a choisi de passer par Budapest (Hongrie). C’est là qu’elle prendra une « marchroutka », un minibus pouvant véhiculer moins de dix personnes, et traversera la frontière. Et de s’étonner de la présence d’un « jeune garçon » à ses côtés : la loi interdit à tous les hommes de 18 à 60 ans de quitter le pays, en raison de la mobilisation générale. Risque-t-il d’être arrêté à la frontière ? En réalité, il s’agit « d’un soldat très positif », de retour « d’une formation en Slovénie ». A l’image du jeune homme, jusqu’à 10.000 soldats ukrainiens pourraient être formés avant la fin de l’année au Royaume-Uni.

Si tout se passe bien à la frontière pour Iryna et ses compagnons de voyage, le chemin vers Lviv est plus incertain : « Il y a beaucoup de contrôles une fois en Ukraine, les soldats vérifient les papiers de tous les hommes, des chauffeurs aussi. » Les postes de contrôles se succèdent et quand il faut franchir une rivière « il y a de la surveillance de chaque côté ». Avant de finalement pouvoir prendre un train pour Lviv, Iryna aura dû changer plusieurs fois de bus, et même se résoudre à faire de l’auto-stop pour revenir là où elle avait oublié son ordinateur, craignant que les services postaux ne puissent la livrer. « Et là, devinez qui arrive ? Un camion de la Nouvelle Poste ! », s’étonne-t-elle encore.

Entre touristes et réfugiés

L’Ukraine est encore bel et bien debout, et décidé à montrer qu’elle l’est, surtout dans l’Ouest. Durant ses quelques jours à Lviv, Iryna assistera à l’enterrement de deux soldats : « toute l’administration était présente, même le maire. » Bien que bombardée quelques fois depuis le début de la guerre, Lviv reste loin du front et montre un visage accueillant. « Il y a pas mal de touristes », note Iryna, même si un certain nombre d’entre eux ne sont pas là de leur plein gré.

La jeune femme a ainsi vécu un moment, à la fois court et infini, « au milieu de nulle part avec des déplacés de Kharkiv ». « Le temps d’une alerte aérienne, la station essence ne délivrait plus de gasoil, alors on est resté abrité », raconte-t-elle, notant que « tout le monde était le calme ». Ces réfugiés avaient déjà dû avoir leur part d’angoisse : sous le feu russe depuis des semaines, ce bastion pourtant russophone tient bon depuis le début de la guerre, à quelques kilomètres de la frontière. La deuxième ville d’Ukraine, dont 30 % des habitations ont été détruites, comptait 1,4 million d’habitants avant la guerre. Fin mars, un tiers avait déjà fui vers l’Ouest, et le maire estime désormais à 150.000 le nombre de sans-abri.

« Les bénévoles sont surtout des femmes », l’armée reste très masculine

A Kiev, Iryna tombe aussi sur des touristes : « des Polonais, des Français, un couple d’Allemands, et même une Australienne là où j’ai fait du bénévolat. » Présidente de l’association Ukraine Libre à Toulouse, l’ex-journaliste n’est en effet pas revenue que pour voir sa famille : « Dans un centre hospitalier de guerre, aménagé pour l’évacuation des blessés et les premiers secours, j’ai aidé au tri du stock. » Couvertures, médicaments, rations, etc., tout passe en ses mains. Et celles d’autres Kiéviennes désireuses d’aider.

« Les bénévoles sont surtout des femmes, l’une d’elles voulait même s’inscrire à l’armée. Mais elle a été refusée, car elle n’avait pas d’expérience militaire », précise Iryna. Le rôle des femmes dans la défense ukrainienne demeure ambigu. « S’il y a des filles en uniforme » dans la rue, les soldates demeurent rares, la défense du territoire restant l’apanage des hommes. Mais « à partir du 1er octobre, la mobilisation va s’élargir, les conditions seront assouplies », souligne Iryna. En attendant, Kiev n’oublie pas d’utiliser quelques visages féminins comme symbole de la résistance de son peuple, à l’image de Yuliia Paievska.

« On le fait pour vous », quand les soldats déclinent les dons

Difficile toutefois de trouver une Ukrainienne critiquant l’armée. « Ici la vision de l’armée a changé, on les appelle « les défenseurs de l’Ukraine » », explique Iryna. Exit l’image « d’agressivité » du militaire. « On hésitait même à faire un don à l’armée » dans l’une des nombreuses boîtes de collecte prévues à cet effet « plutôt que de prendre un café, mais des soldats nous ont dit « on le fait pour vous, prenez votre café » », raconte encore la jeune femme qui vient enfin de retrouver sa mère.

Manifestation à Kiev pour la libération des prisonniers de guerre du bataillon Azov.
Manifestation à Kiev pour la libération des prisonniers de guerre du bataillon Azov. - IT/20 Minutes

Au même moment, sur la place de la cathédrale Sainte-Sophie, d’autres femmes manifestent. Pancartes à la main, elles répètent inlassablement un « They are heroes » (« ce sont des héros ») parfaitement audible au téléphone, et adressé « aux journalistes étrangers » présents à Kiev. Quelques jours après le bombardement de la prison d’Olenivka, « elles veulent obtenir la libération des hommes du bataillon Azov », explique Iryna à 20 Minutes.

Statues protégées par des sacs de sable à Kiev.
Statues protégées par des sacs de sable à Kiev. - IT/20 Minutes

Du jaune et du bleu partout

Loin du front, Kiev porte les stigmates de la guerre. « Tous les monuments de culture ukrainienne sont protégés, entourés de sacs de sable, mais pas ceux qui datent de l’URSS », note Iryna. Pour l’instant, ces protections ne sont pas mises à l’épreuve : en une semaine, Iryna a vécu trois alertes aériennes. Toutes ont, selon elle, été accueillies comme une événement banal du quotidien.

Un quotidien de jaune et de bleu. « Les couleurs du drapeau ukrainien sont visibles partout, les cafés sont décorés avec des petites guirlandes par exemple », explique Iryna. Tags, drapeaux aux fenêtres, glaçage sur les gâteaux, les habitants rivalisent d’originalité pour afficher les couleurs de l’Ukraine, signe d’une Kiev où « la vie a repris, où les gens vont au café ». Et ce même si, comme le déplore la mère d’Iryna, « les prix ont beaucoup augmenté », en particulier ceux de l’alimentaire.

Pâtisseries aux couleurs de l'Ukraine, à Kiev.
Pâtisseries aux couleurs de l'Ukraine, à Kiev. - IT/20 Minutes

Reste que Kiev a été le théâtre de rudes combats au début de la guerre. Le centre-ville a été « épargné », mais « la reconstruction des quartiers touchés n’a pas encore commencé ». De passage dans son quartier natal, Iryna a même eu la surprise d’être « chassée » par une habitante : « Il y a une sorte de défense civique, ils empêchent de prendre des photos des décombres. »

Un peuple entre confiance et stoïcisme

Il n’y a « pas encore de mémoire des morts, de deuil collectif » en Ukraine, ajoute Iryna. Les portraits des morts sont diffusés sur les réseaux sociaux, mais c’est tout. » Les victimes de Boutcha ont laissé la place à celles de Marioupol, puis à celles de Severodonetsk. Prise dans la frénésie de la guerre, l’Ukraine peine à tenir le compte d’un bilan humain qui s’alourdit. Si plus de 10.000 soldats seraient morts selon les autorités, le bilan global des victimes civiles reste impossible à tenir. Le bureau du procureur général a annoncé enquêter sur la mort de 361 enfants, alors que les zones contrôlées par la Russie échappent à tout décompte. Pour se souvenir, il faudra que la guerre soit terminée.


En attendant, la population reste « mobilisée ». « Les gens sont calmes mais sérieux, la guerre est dans toutes les conversations », dépeint Iryna. Une crainte habite sa mère et les habitants de Kiev : « que la Biélorussie ne laisse pas le front du Nord tranquille ». L’alliée de la Russie, base arrière de l’invasion du 24 février, a notamment lancé un exercice militaire près de la frontière début mai, et Vladimir Poutine a fait part de son intention d’y placer des missiles à capacité nucléaire.

Mais pas de quoi entamer le moral des Ukrainiens. Même si certains doutes infusent, sous l’effet d’une guerre de l’information russe « qui commence à fonctionner », Iryna observe autour d’elle une « confiance impressionnante ». Loin d’un optimisme béat, les Ukrainiens sont sûrs d’une chose : leur pays va gagner.