L'essentiel

  • Si Russes et Ukrainiens se sont dits « prêts » à discuter en Turquie sur la sûreté des sites nucléaires, la situation est « très grave », a commenté Rafael Grossi, directeur général de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), « et nous devons aller vite ».
  • Mais il n’existe pas de cadre contraignant pour assurer la sûreté des installations nucléaires dans le cas d’une guerre.
  • L’AIEA n’a pas le pouvoir de mettre en œuvre des sanctions. « Elle n’a pas un vrai mandat du point de vue de la sûreté », explique Roland Desbordes, porte-parole de la Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité (Criirad).

C’est une course contre-la-montre dans laquelle s’est engagée l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA). Pour éviter un accident sur les sites nucléaires en Ukraine, notamment ceux de Tchernobyl et de la centrale de Zaporojie contrôlés par les forces russes, Rafael Grossi, son directeur général, a rencontré séparément les ministres des Affaires étrangères russe Serguei Lavrov et ukrainien Dmytro Kuleba, le 10 mars à Antalya, en Turquie.

Premier pas positif : Russes et Ukrainiens se sont dits « prêts » à discuter. L’AIEA explique qu’il s’agit d’élaborer un cadre pour pouvoir fournir soit des conseils techniques, soit participer au bon fonctionnement des sites ou envisager une présence des experts de l’Agence sur place. Car la situation est « très grave », a commenté Rafael Grossi, « et nous devons aller vite ». Kiev « a perdu toute communication » avec la centrale de Tchernobyl, précise l'organisation. Mercredi, il n’y avait plus d’électricité sur le site, les générateurs de secours, fonctionnant au diesel, ont été activés et le courant aurait été rétabli depuis. Le personnel, plus de 200 techniciens et gardiens, n’a pas été relevé depuis deux semaines.

A la centrale de Zaporojie, qui a subi des frappes d’artillerie le 4 mars, provoquant un incendie dans des locaux de formation, « il n’est actuellement pas possible de livrer les pièces de rechange nécessaires », a indiqué Rafael Grossi. Le personnel spécialisé ne peut pas procéder aux réparations prévues. L’interruption de la transmission des données des balises de surveillance des matières et activités nucléaires sur ce site inquiète, tout comme à Tchernobyl. « Progressivement, nous perdons une importante quantité d’informations », a déploré le directeur général de l’organisation.

« Un scénario qui n’a jamais été imaginé »

Mais que peut réellement l’AIEA ? Rafael Grossi ne s'en cache pas : se rendre à Tchernobyl pour une rencontre russo-ukrainienne, « est hors de [son] mandat ». L’AIEA, fondée en 1957 et rattachée à l’Organisation des nations unies (ONU), a pour but de promouvoir le nucléaire civil et de contrôler la non-prolifération du nucléaire militaire, d’où son intervention dans le dossier iranien.

Ce que montre l’invasion de l’Ukraine, c’est qu’il n’existe pas de cadre contraignant pour assurer la sûreté des installations nucléaires dans le cas d’une guerre. « Le scénario que nous avons sous les yeux est inédit et n’a jamais été imaginé, y compris par l’AIEA, estime Roland Desbordes, porte-parole de la Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité (Criirad). Elle aurait dû anticiper. »

« Son réel pouvoir, c’est un pouvoir d’influence »

En 2009, pourtant, l’AIEA avait adopté une décision selon laquelle « toute attaque ou menace d’attaque contre des installations nucléaires destinées à des fins pacifiques constitue une violation des principes de la Charte des Nations Unies, du droit international et du statut de l’agence ». Mais celle-ci n’a pas le pouvoir de mettre en œuvre des sanctions. « Du point de vue de la sûreté, l’AIEA n’a pas un vrai mandat, elle dit : "il faudra s’intéresser, etc.". Ce sont des vœux », ajoute Roland Desbordes. « Son réel pouvoir, c’est celui de l'influence, abonde Patrice Bouveret, directeur de l’Observatoire des armements, parce qu’elle n’a pas de pouvoir de contraintes par rapport à l’Ukraine, la Russie et les enjeux de sécurité. »

De même, elle peut fournir une assistance au pays qui le demande, l'Ukraine en a d'ailleurs fait la demande, mais comme il s’agit d’une zone de guerre, « il faut qu’il y ait un accord entre la Russie et l’Ukraine pour que des équipes de l’AIEA puissent intervenir », souligne Patrice Bouveret.

Depuis le début de la guerre, l’Agence répète que sept piliers sont « indispensables » pour assurer la sûreté nucléaire. Plusieurs ont été « compromis » depuis, comme avoir une communication fiable, des systèmes efficaces de contrôle radiologique, une alimentation électrique sécurisée et, surtout, un personnel qui puisse prendre des décisions sans pression.

Le problème du Conseil de sécurité de l’ONU

« Ces piliers sont autocontraignants, explique Patrice Bouveret. Chaque pays doit les mettre en œuvre. Le système de sanctions en cas de non-respect passe par le Conseil de sécurité de l’ONU, avec des membres permanents qui ont le droit de veto, comme la Russie. » Ainsi, toute mesure qui y serait proposée pour imposer des contraintes pourrait être bloquée. « La Russie dit qu’elle ne va pas mettre en danger la sécurité des centrales, mais c’est du déclaratoire. Dans la pratique, il y a des engrenages qui font qu’on est dans cette situation », poursuit le directeur de l’Observatoire des armements.

La sûreté nucléaire reste de la responsabilité de chaque pays. « L’AIEA n’a pas le pouvoir de police, comme le gendarme du nucléaire en France, complète Roland Desbordes. Il devrait y avoir un pouvoir supranational. » Patrice Bouveret imagine plutôt un système de sanctions qui ne dépendrait pas du Conseil de sécurité, mais plutôt de la Cour pénale internationale ou d’un système judiciaire indépendant. «Quand il y a un conflit entre deux nations, l’AIEA ne peut pas agir, c’est un exemple criant. Ça aurait pu être son rôle, mais il n’est peut-être pas trop tard », espère Roland Desbordes.