Guerre en Ukraine : Que sait-on de la hausse de la radioactivité à Tchernobyl après la prise du site par la Russie ?
FAKE OFF•Depuis le 24 février, le site du pire accident nucléaire de l’histoire est sous contrôle russe. D’après les dernières mesures, la radioactivité serait revenue à la normale, mais de nombreuses questions demeurentEmilie Jehanno
L'essentiel
- L’annonce par l’Ukraine d’une hausse du niveau de radiation à Tchernobyl, au lendemain de la prise du site par les Russes, jeudi 24 février, a inquiété les autorités de sûreté nucléaire.
- Des différences de mesures interrogent entre celle publiée par l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) et celles relevées par la Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité (Criirad) sur le site officiel de l’agence d’Etat ukrainienne chargée de l’administration de la zone d’exclusion.
- La situation a évolué ces derniers jours : le système de contrôle automatisé dans la zone d’exclusion fonctionne à nouveau et ses mesures sont rassurantes.
- On fait le point.
Edit du 4 mars 2022 : Nous avons ajouté les propos tenus le 4 mars 2022 par Rafael Grossi, directeur général de l’AIEA, lors d’une conférence de presse.
Le fantôme de la catastrophe de Tchernobyl a, de nouveau, hanté l’actualité ces derniers jours. Lors de la première journée d’invasion de l'Ukraine, le 24 février, les forces russes ont, en effet, pris le contrôle du site, suscitant des inquiétudes.
Lors d’une réunion d’urgence, ce mercredi 2 mars, l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) a indiqué « qu’aucune victime ni destruction n’avaient été constatées » sur le site. Et rappelé qu’il était de « la plus grande importance » que le personnel chargé de la sûreté et de la sécurité du site puisse exercer ses tâches sereinement. 20 Minutes fait le point sur l’évolution de la situation dans cette zone hautement contaminée, située à une centaine de kilomètres au nord de Kiev.
« Aucun danger pour le public » ?
Le pire accident nucléaire de l’histoire, qui a eu lieu le 26 avril 1986, a laissé des traces pour des centaines d’années. Une grande quantité de matériaux hautement radioactifs est stockée sur place : on parle de 20.000 assemblages de combustibles irradiés, « dont la majorité est conservée sous eau pour limiter le niveau de rayonnement qu’ils émettent et pour les refroidir en permanence », précise Bruno Chareyron, directeur du laboratoire de la Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité (Criirad). Plus de 20.000 m3 de déchets solides et liquides sont aussi entreposés sur ce site.
Voilà pourquoi l’annonce par l’Ukraine d’une hausse du niveau de radiation, vendredi 25 février, a inquiété toutes les autorités de sûreté nucléaire. Ces données sont notamment fournies par un système automatisé de contrôle, avec des balises installées dans toute la zone d’exclusion, soit environ 30 km autour du Tchernobyl. C’est la DAZV, une agence d’État ukrainienne chargée de l’administration de cette zone, qui exploite ce dispositif de surveillance.
Dans un premier communiqué, le 25 février, l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) se montrait plutôt rassurante : « Les niveaux rapportés par le régulateur – jusqu’à 9,46 microsieverts par heure (μS/h) – sont faibles et demeurent dans la fourchette des valeurs mesurées depuis la création de la zone d’exclusion. Ils ne présentent donc aucun danger pour le public. »
Pourtant, une telle déclaration choque Bruno Chareyron. « Rester un peu plus d’une heure à un endroit où le taux de radiation est de 9,46 μS/h, cela induit déjà, rien qu’à cause de l’irradiation externe, une dose qui est non négligeable. On ne peut pas dire que ça ne pose pas de danger au public. D’autant plus qu’à partir du moment où il y a des valeurs en augmentation, ça veut dire qu’il y a un phénomène évolutif et, tant qu’on ne l’a pas compris, on ne peut pas apprécier les risques réels pour les personnes qui sont là. »
Des différences de relevés qui interrogent
L’ingénieur en physique nucléaire s’interroge aussi sur les niveaux de radiation rapportés dans le communiqué de l’AIEA, qui ne correspondent pas aux valeurs observées par la Criirad sur un site de la DAZV, qui actualise plusieurs fois par jour les taux de radiation gamma. Ainsi, un capteur situé près de la centrale a indiqué dans la soirée du 24 février une valeur de 65,5 μS/h, puis, dans la matinée du 25 février, de 92,7 μS/h.
« Un résultat très important puisque le niveau naturel de radiation est habituellement de 0,1 μs/h, commente Bruno Chareyron. Dans cette zone, les jours précédents, la valeur de ce capteur était de l’ordre de 3 μS/h. 9,46, ce n’est pas cohérent avec les mesures auxquelles on a pu avoir accès : pourquoi l’AIEA indique-t-elle cela ? » Nous avons posé la question à l’organisation internationale, qui n’a pas répondu sur ce point.
Interrogé par 20 Minutes, l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire français (IRSN) n’est pas en mesure d’expliquer cette différence de relevés : « On a essayé de comprendre ce qui pouvait justifier cette augmentation de débit de dose sur les balises, on n’a pas vraiment trouvé d’explication cohérente », avoue Karine Herviou, directrice générale adjointe en charge de la sûreté nucléaire à l’IRSN.
Un système de capteurs inopérant pendant trois jours
Ce système de contrôle automatisé a, par ailleurs, été inactif entre le 25 février et la matinée du 28 février. L’IRSN, qui suit les communiqués de l’autorité de sûreté ukrainienne, indique que des coupures d’électricité sont peut-être en cause. Sur le site de la DAZV, il n’y a donc pas d’informations disponibles sur la radioactivité ambiante pendant cette période. Une majorité des balises a recommencé à fonctionner depuis lundi.
« Les capteurs présentant les plus importantes hausses sont revenus à des niveaux comparables à ce qu’ils étaient avant le 24 février, analyse Bruno Chareyron, le directeur du laboratoire de la Criirad. C’est d’abord une très bonne nouvelle. Et cela appuie plutôt l’idée d’un dysfonctionnement de mesures. » Dans un communiqué le 25 février, la Criirad exposait ces possibilités : des capteurs ont pu être endommagés par les combats, des ondes électromagnétiques ont pu perturber certains capteurs, le système informatique a pu dysfonctionner ou être piraté.
Vendredi 4 mars, lors d’une conférence de presse, le directeur général de l’AIEA Rafael Grossi a confirmé qu’il y a « des défaillances » dans le système de contrôle des radiations, mais « rien qui ne soit un problème majeur pour le moment ».
« Pas d’événement qui aurait pu provoquer un rejet radioactif »
Le 25 février, les autorités ukrainiennes avaient évoqué l’hypothèse de mouvements de véhicules militaires qui auraient pu remuer le sol encore contaminé par l’accident de 1986. Pour Bruno Chareyron, « il est difficile d’imaginer que cela puisse expliquer tous les relevés ». « En tout cas, le fait que l’on retombe quelques jours après à un niveau similaire rend peu vraisemblable l’hypothèse d’une dispersion massive de matières radioactives », souligne le directeur du laboratoire de la Criirad.
Pour ce dernier, la situation doit être vraiment éclaircie capteur par capteur : « Il faut garder dans un état le plus sûr possible des quantités très importantes de matériaux hautement radioactifs. Et c’est pour cela que ça vaut la peine de bien comprendre si les Russes garantissent la situation. »
Comme il l’indiquait dans son communiqué le 25 février, l’IRSN confirme toujours, à partir des informations actuelles, qu’il n’y a pas « de mise en évidence d’un quelconque événement qui aurait pu provoquer un rejet radioactif ». « La situation reste préoccupante parce que le pays est en état de guerre », ajoute Karine Herviou, mais aucune augmentation de radioactivité n’a été détectée dans les pays européens limitrophes pour l’instant.