Le difficile héritage mémoriel du génocide

Le difficile héritage mémoriel du génocide

Des grappes d'adolescents en uniforme d'écolier regardent, fascinés, les images d'archives qui défilent sur les ordinateurs. Un groupe de filles, en jupe plissée et chemise blanche, écarquillent les yeux, tandis que sur l'écran s'affiche une vidéo su...
Envoyée spéciale au Cambodge,Faustine Vincent

Envoyée spéciale au Cambodge,Faustine Vincent

Des grappes d'adolescents en uniforme d'écolier regardent, fascinés, les images d'archives qui défilent sur les ordinateurs. Un groupe de filles, en jupe plissée et chemise blanche, écarquillent les yeux, tandis que sur l'écran s'affiche une vidéo sur les Khmers rouges, auteurs du génocide de près de 2 millions de Cambodgiens entre 1975 et 1979. Le groupe d'élèves, de 16 à 17 ans, a fait le voyage le matin depuis la province de Prey Veng, une région pauvre du Cambodge. Après trois heures de bus à travers la campagne et les rizières, ils découvrent pour la première fois les images du régime de Pol Pot au centre d'archives audiovisuelles Bophana, à Phnom Penh. Ce centre a été cofondé en 2006 par le cinéaste Rithy Panh pour contribuer au travail de mémoire des Cambodgiens. « Les enfants peuvent y voir les Khmers rouges, mais aussi ce qui s'est passé avant et après, explique le réalisateur. On essaie de réparer la rupture qu'a instaurée ce régime. » Car « après tout, le Cambodge ne se résume pas aux Khmers rouges ».

C'est pourtant cette histoire-là que la nouvelle génération est avide de découvrir aujourd'hui. « Très peu d'élèves connaissent cette période, qui n'est toujours pas étudiée à l'école, explique Lida Cham, documentaliste au centre Bophana. Certains lisent des récits de rescapés, mais seulement ceux qui comprennent les langues étrangères, car c'est surtout la diaspora qui écrit dessus. Le centre joue donc un rôle important pour ça : les jeunes découvrent le visage et la voix des Khmers rouges, de Pol Pot... Ils sont surpris de voir qu'ils sont humains et comprennent d'autant moins comment ils ont pu massacrer la population. »

Occulté dans les livres scolaires, le génocide est également rarement abordé dans les familles. « C'est difficile de parler de ce qui est indicible, avance Rithy Panh, lui-même rescapé des camps de travail forcé. Les Juifs aussi ont mis beaucoup de temps avant de parler. » Face au manque de dialogue dans les familles, le centre Bophana souhaite être un lieu de transmission de ce passé. Signe de l'intérêt croissant des jeunes, la fréquentation du centre a plus que doublé, depuis la mise en place du tribunal pour les Khmers rouges. Et sur les 1 500 documents archivés, les plus consultés ont tous trait au régime de Pol Pot. « Contrairement à ce qu'on entend çà et là, les jeunes ne veulent pas tourner la page, assure le réalisateur. Certains sont dans une situation d'ignorance, mais cela ne veut pas dire qu'ils ne s'y intéressent pas. » C'est le cas de Rithy Chea, 17 ans, venu avec sa classe ce matin-là. Le jeune homme, au corps frêle dans son costume d'écolier, ignorait jusqu'à récemment l'existence du tribunal pour les Khmers rouges, comme la plupart des Cambodgiens habitant en province, où l'information ne parvient pas toujours. Il se dit « très impressionné » par les documents qu'il voit ici. « Je ne les avais jamais vus avant. Mes parents sont des paysans. Ils m'avaient parlé de la difficulté à vivre sous la dictature, des soldats qui les forçaient à travailler, mais ils me l'ont dit très brièvement, sans s'attarder. Maintenant, je veux savoir et comprendre. » Quand il rentrera chez lui, Rithy espère pouvoir engager la conversation avec ses parents.

A ses côtés, son professeur, Damo Chour, écoute attentivement. C'est lui qui a organisé la visite. « En les faisant venir ici, on veut les aider à comprendre leur histoire. A leur retour, on en parlera avec les villageois. Certains parents en avaient déjà parlé à leurs enfants, mais comme il n'y avait pas de photos ni de documents, ça restait abstrait pour eux. » Avec les images, les langues se délient. Rithy Panh raconte : « Une fois, j'ai diffusé mon film Bophana (du nom d'une jeune fille tuée pendant le génocide) en province. Après la projection, une paysanne, qui n'avait jamais parlé de ça avant, a pris la parole pour s'adresser aux plus jeunes. Peut-être qu'elle avait besoin de ce support pour le faire. »

Trente ans ont passé depuis la chute du régime des Khmers rouges. Avec l'ouverture du procès de hauts responsables, le Cambodge est invité à commencer un travail jamais effectué jusqu'alors. Selon le réalisateur de S21, la machine de mort khmère rouge, « l'enjeu de ce procès c'est d'ouvrir la mémoire ». Celle-là même que les Khmers rouges ont confisquée à la population. « Ils ont fait un travail d'effacement, explique Rithy Panh. Ils ont même effacé les morts, puisqu'on ne sait pas où ils sont enterrés. Les victimes ont disparu ! C'est pour ça que c'est difficile d'avancer. » Selon lui, la mémoire et l'histoire constituent l'enjeu essentiel de la nouvelle génération. Un tournant d'autant plus important à ses yeux que les deux tiers de la population cambodgienne a moins de 30 ans. « C'est une chance, il ne faut pas la gaspiller. Cette jeunesse, il faut la dorloter, et lui donner une bonne éducation. » ■