Tunisie : Que sait-on de la crise politique qui agite le pays ?
POLITIQUE•Après les limogeages de ministres en série et la suspension du Parlement, la situation politique de la Tunisie, en pleine crise sanitaire, paraît très instableMarie De Fournas
L'essentiel
- En une semaine, le président tunisien Kaïs Saïed s’est séparé de son ministre de la Santé, de la Défense, de la Justice, de son Premier ministre et a suspendu le travail du Parlement.
- Il a justifié cette action en s’appuyant sur un article de la Constitution et en pointant du doigt une mauvaise gestion de la crise sanitaire par le gouvernement.
- Malgré la satisfaction du peuple tunisien lassé des luttes de pouvoir internes, l’inquiétude plane quant à la préservation de la démocratie tunisienne qui fête seulement ses dix ans cette année.
Après avoir limogé le ministre de la santé la semaine dernière, le président tunisien Kaïs Saïed a opéré un véritable coup de force. Dimanche soir, après une journée de manifestations, il a suspendu le travail du Parlement pour trente jours et limogé son Premier ministre, Hichem Mechichi.
Dans la foulée lundi, Kaïs Saïed s’est également séparé de ses ministres de la Défense et de la Justice. Ces limogeages en série plongent la Tunisie dans une crise politique qui s’ajoute à la crise économique et sanitaire qui frappent déjà durement le pays et laisse place à de nombreuses incertitudes.
Pour quelles raisons le président a-t-il limogé son Premier ministre et suspendu les activités du Parlement ?
« Il a renvoyé le Premier ministre car ce dernier devenait très impopulaire, notamment en raison de sa gestion de la pandémie », explique à 20 Minutes Khadija Mohsen-Finan, politologue et autrice de l’ouvrage Tunisie, l’apprentissage de la démocratie. La polémique aurait particulièrement enflé ces derniers jours, lorsque Hichem Mechichi a donné l’autorisation à tous les Tunisiens adultes de se faire vacciner sans rendez-vous pendant les fêtes religieuses de l’Aïd. « Cela a été très mal organisé, les doses étaient insuffisantes et les gens se sont retrouvés en nombre à faire la queue », commente Khadija Mohsen-Finan qui se trouve actuellement sur place.
« J’ai pris des décisions que nécessite la situation afin de sauver la Tunisie, l’Etat et le peuple tunisien », a déclaré le président Kaïs Saïed. Mais derrière cette raison immédiate, s’en cachent d’autres plus profondes. « On sait que le Président et le Premier ministre s’entendaient très mal. Kaïs Saïed voulait la voie libre pour procéder à une refonte de la gouvernance. Il a donc marginalisé les deux autres têtes de l’exécutif », analyse la spécialiste du Maghreb et du monde arabe également enseignante à l’université Paris-I (Panthéon-Sorbonne).
Kaïs Saïed a-t-il agi en toute légalité ?
Le président a assuré avoir pris cette décision en s’appuyant sur la Constitution. Adoptée en 2014, cette Constitution de compromis fonctionne selon un système parlementaire mixte, dans lequel le président n’a comme prérogatives que la diplomatie et la sécurité. Kaïs Saïed dit s’être appuyé sur l’article 80 de la Constitution, qui l’autorise à « prendre des mesures d’exception » en cas de « péril imminent pour le pays ».
Une justification qui ne convainc pas tout le monde. Le parti Ennahdha a fustigé « un coup d’Etat contre la révolution et contre la Constitution ». Des juristes s’interrogent également sur la légitimité de cette action au regard de l’article 80 de la Constitution. « Cet article indique que pour opérer ce coup de force, le président doit consulter le Premier ministre et le chef du Parlement. Or les deux nient en avoir discuté », indique Khadija Mohsen-Finan. Par ailleurs, le texte ne prévoit pas de gel du travail du Parlement. « Au contraire, l’article 80 dit que le Parlement doit se trouver en session. Donc la Constitution n’est pas tout à fait respectée. »
Le peuple Tunisien pourrait-il le reprocher à son président ?
« Les gens attendent tellement un changement qu’ils sont prêts à ne pas être esclaves de la Constitution, bien qu’ils aient toujours été très dépendants de la lecture de ce texte », assure Khadija Mohsen-Finan. En effet, après l’annonce du limogeage du Premier ministre et du gel des travaux au Parlement, les Tunisiens, exaspérés par les luttes de pouvoir et la gestion contestée de la crise sociale et sanitaire, sont sortis dans la rue en dépit du couvre-feu, tirant des feux d’artifice et klaxonnant avec enthousiasme à Tunis et dans plusieurs autres villes. « Les gens veulent absolument passer à autre chose et se débarrasser de Hichem Mechichi qui a très mal gouverné, comme Ennahda », ajoute la politologue.
Y a-t-il des risques immédiats pour la démocratie tunisienne ?
Bien qu’on ait encore peu de recul sur la situation, l’accumulation de ces décisions pourrait rapidement peser lourdement sur la démocratie encore toute jeune de la Tunisie. « On a une concentration des pouvoirs que s’octroie le chef de l’Etat dans un pays où il n’y a pas de contre-pouvoirs puisqu’il n’y a pas de Cour constitutionnelle. On a une hyperprésidence qui se présente comme le salut pour sortir de la crise, mais elle rappelle aussi les heures sombres de l’autoritarisme qu’a connues la Tunisie de l’indépendance à la période prérévolutionnaire de 2011 », analyse Khadija Mohsen-Finan.
Pour l’instant, l’opacité demeure et aucun calendrier d’élection n’a été annoncé par la présidence. Ce régime d’exception est censé durer 30 jours et la société civile devra veiller à ce que cette échéance soit respectée. Le mois à venir devrait être consacré à la gestion de la pandémie. « Le président va opérer de concert avec l’armée pour gérer l’aide internationale. Il devra par la suite ou en même temps annoncer un calendrier électoral et appliquer des réformes sur le plan économique et social, souligne la politologue. On s’attend à ce qu’il y ait à long terme une modification du régime politique. On ne sait pas encore s’il va aller vers une démocratie directe comme il l’avait annoncé lors de sa campagne électorale. Rien n’est sûr. »
Les injonctions venues de l’étranger peuvent-elles influer sur la situation ?
A l’international, les réactions ne se sont pas fait attendre. La diplomatie française a fait savoir qu’elle souhaitait « le retour, dans les meilleurs délais, à un fonctionnement normal des institutions » en Tunisie. La porte-parole de la Maison-Blanche, Jen Psaki, a également réagi affirmant que les Etats-Unis étaient « préoccupés » et appelaient au respect des « principes démocratiques » dans le pays.
Bien que les deux Etats aient procuré une aide sanitaire à la Tunisie la semaine dernière alors que le pays faisait face à une explosion des cas de coronavirus, ces appels n’auront pas forcément d’influence directe. « Officiellement, le gouvernement n’en tiendra pas forcément compte. Cependant, au niveau des intellectuels et des médias qui peuvent indirectement peser sur le pouvoir, cela peut jouer », assure Khadija Mohsen-Finan. La crainte d’un retour en arrière sur les libertés acquises en 2011 a été cependant accentuée après la fermeture ce lundi du bureau de la chaîne qatarie Al-Jazeera à Tunis par des policiers, sans décision de justice ni autre explication que l’application d'« instructions ».