Haïti : Assassinat du président, vacance du pouvoir, guerre de gangs... Comment le pays en est-il arrivé là?
CRISE•La crise politique et sécuritaire qu’affronte Haïti n’a pas commencé avec l’assassinat de son président Jovenel MoïseRachel Garrat-Valcarcel
L'essentiel
- Le président contesté d’Haïti, Jovenel Moïse, a été assassiné, chez lui, dans la nuit de mardi à mercredi.
- Cet événement plonge le pays le plus pauvre des Amériques, dans une incertitude politique encore plus profonde.
- La population conteste depuis des années la classe politique qui instrumentalise les gangs armés se partageant le territoire.
Haïti s’enfonce encore un peu plus dans une crise qui paraît sans fin après l’assassinat de son président, Jovenel Moïse. Dans la nuit de mardi à mercredi, le président contesté a été tué par un commando, chez lui, a annoncé le Premier ministre par intérim, Claude Joseph. Ce dernier a déclaré l’état de siège dans un pays qui était déjà sans gouvernement, sans Parlement et désormais sans président car le successeur d’après la constitution, le président de la Cour de cassation, est mort du Covid-19. 20 Minutes revient sur ce qui a mené à l’assassinat de Jovenel Moïse et sur les maigres perspectives du pays.
Pourquoi le président Jovenel Moïse était-il contesté ?
En fonction depuis début 2017, Jovenel Moïse n’avait pas vraiment d’expérience politique avant d’accéder à la plus haute fonction de l’Etat et n’était finalement pas très connu dans le pays. Il venait de l’élite économique et avait promis de lutter contre la pauvreté, pour une meilleure éducation… « Il a au contraire empiré les choses », prévient d’emblée le docteur en sciences politiques et chercheur et Cetri (Belgique), Frédéric Thomas, interrogé par 20 Minutes. « Il était totalement impopulaire et faisait face à une énorme défiance », précise-t-il.
En 2018 et 2019, Jovenel Moïse, accusé de corruption et de poursuivre l’accaparement des biens et institutions du pays par une petite élite, affronte de nombreuses manifestations qui réclament son départ et des réformes sociales et politiques. « Il s’enferme dans le déni et participe à la répression de ce mouvement », rappelle Frédéric Thomas. Enfin, le mandat présidentiel de Jovenel Moïse a pris fin en février 2021, il occupait donc ses fonctions de manière illégitime depuis cinq mois.
Pourquoi n’y a-t-il pas eu de coup d’Etat ?
Le lien entre cette contestation populaire et l’assassinat de Jovenel Moïse ne semble pas direct. Et pour cause, malgré le flou qui règne depuis l’assassinat, il n’y a pas eu de coup d’Etat à Port-au-Prince. « Il faut comprendre cet assassinat comme un règlement de comptes au sein même de la clique au pouvoir », juge Frédéric Thomas. Si le chercheur reconnaît qu’il n’y a pas pour l’instant d’hypothèses précises sur qui a tué et pourquoi on a tué le président Moïse, il estime que la population opposée à Jovenel Moïse ne voulait pas d’une telle sortie de crise. « Ça ne fait qu’ajouter de la confusion, on assiste à une fuite en avant de la dérive mafieuse de l’élite haïtienne. »
Quelle est la situation sécuritaire en Haïti ?
L’assassinat d’un président, si contesté soit-il, jette une lumière crue sur la situation sécuritaire catastrophique en Haïti, et notamment dans la capitale Port-au-Prince. C’est bien à une double crise, politique et sécuritaire, que le pays est confronté depuis plusieurs années : « Il y a eu une montée en puissance des groupes armés, qui ne sont pas forcément directement liés à la classe politique mais sont instrumentalisés par cette dernière », décrit Frédéric Thomas. Les gangs se divisent le territoire devant une classe politique impuissante : « La police n’intervient pas ou peu. Car elle est mal préparée et mal armée, mais il n’y a surtout pas de volonté politique de lutter contre les gangs », explique le chercheur.
A tel point que le chef de la fédération des gangs de Port-au-Prince, le G9, liée au pouvoir d’après Frédéric Thomas, est un ancien policier : Jimmy Chérizier, surnommé Barbecue. La violence a explosé depuis fin 2018 et notamment depuis un an : « Les massacres se sont multipliés, encore plus en juin avec plus de 150 morts dans des affrontements dans les quartiers populaires de Port-au-Prince. » Quinze personnes sont mortes rien que dans les affrontements dans la nuit du 30 juin au 1er juillet. Les enlèvements pour demande de rançon sont aussi légion.
Que peut-il se passer maintenant ?
Théoriquement, des élections présidentielle et législatives ainsi qu’un référendum constitutionnel devaient avoir lieu en septembre. Avant même l’assassinat du président Jovenel Moïse, le calendrier n’était pas jugé crédible. « Aucune condition n’est réunie : le Conseil électoral provisoire, qui est l’organe chargé d’organiser le scrutin, est corrompu, il n’a pas la confiance de la population et les listes électorales ne sont pas claires », décrit Frédéric Thomas. Par ailleurs, dans le contexte sécuritaire décrit plus tôt, organiser des élections aujourd’hui c’est prendre le risque de voir de nombreux bureaux de votes être contrôlés par les gangs, qui influeraient donc aussi sur les votes.
L’élite au pouvoir pousse à ces élections, mais aussi la communauté internationale : encore mercredi les Etats-Unis, notamment, ont appelé au respect du calendrier électoral. « C’est une sorte de formalisme de la communauté internationale, qui préfère avoir un pouvoir, aussi corrompu soit-il. Mais ce ne sont pas les attentes de la population. »
D’autres solutions existent : depuis des mois des groupes de la société civile haïtienne, comme les syndicats, les églises, certains partis… tentent de jeter les bases d’une réelle transition politique. Avec, d’après Frédéric Thomas, trois conditions : des procès pour les responsables des massacres et atteintes aux droits humains des derniers mois ; la création d’un espace où la société civile pourrait se réunir, pourquoi pas une assemblée constituante… Et le départ du président Moïse. « Mais évidemment pas dans ces circonstances », tempère le chercheur.