Tensions à Jérusalem : « Toute la question est de savoir si nous sommes à la veille de la troisième intifada »
INTERVIEW•Le politologue Dominique Moïsi revient sur la flambée de violence des derniers joursPropos recueillis par Jean-Loup Delmas
L'essentiel
- La situation dégénère de plus en plus à Jérusalem entre Israéliens et Palestiniens.
- Près de 500 blessés et 20 morts sont à déplorer pour ce seul lundi.
- Selon Dominique Moïsi, politologue et spécialiste d’Israël, la suite du conflit est plus qu’incertaine.
La tension continue de monter en Israël et à Gaza, après une journée de lundi marquée par des violences comme Jérusalem n’en avait plus connues depuis des années. Tir de roquettes de Gaza envers Israël, frappes meurtrières de l’Etat hébreu contre le Hamas, heurts entre Israéliens et Palestiniens dans Jérusalem-Est, la tension ne diminue pas ce mardi, alors que 20 personnes, dont neuf enfants, ont été tuées à Gaza par des frappes israéliennes, que les heurts à Jérusalem ont fait 500 blessés et que l’esplanade des Mosquées, troisième lieu saint de l’islam nommé Mont du Temple par les juifs, a connu un grand incendie.
Ce brasier conduira-t-il à une troisième intifada ? Dominique Moïsi, politologue à l’Institut Montaigne et spécialiste d’Israël, revient sur les origines et les conséquences de ce nouvel embrasement.
Pourquoi y a-t-il une hausse des tensions actuellement à Jérusalem ?
C’est la rencontre entre plusieurs phénomènes et calendriers. Il y a au départ l’expulsion de familles palestiniennes de leur maison dans le quartier Est de Jérusalem, par des familles juives selon le droit au retour qui donne accès à ces propriétés, par le fait que des juifs avaient déjà acheté ces terres avant la création d’Israël en 1948. Selon la loi israélienne, si des juifs peuvent prouver que leur famille vivait à Jérusalem-Est avant la guerre de 1948, ils ont alors accès aux propriétés. Mais ce droit au retour est valable uniquement pour les Israéliens et pas pour les Palestiniens, ce qui crée beaucoup de tensions.
C’était également le Jour de Jérusalem, date où Israël célèbre la conquête de Jérusalem incluant la Vieille ville, lors de la guerre des Six Jours. Enfin, il ne faut pas oublier la situation politique interne du pays. Israël n’arrive pas à se constituer un gouvernement, ce qui est source de grande instabilité politique, tandis que l’autorité palestinienne est absente. Ce mélange de flou politique et d’émotion spontanée a conduit à cette situation, avec du côté palestinien cette idée : « Que nous reste-t-il sinon les cendres dans la rue à nouveau ? »
Ce nouveau conflit est-il particulier ?
Nous sommes passés d’un conflit national lors de la première et deuxième intifadas avec la volonté d’un état palestinien à un conflit avec une dimension infiniment plus religieuse. Bien sûr cette dernière a toujours été présente, mais elle est plus forte aujourd’hui, car la dimension étatique est devenue beaucoup plus abstraite. Aujourd’hui c'est davantage les musulmans et les arabes contre juifs que les Palestiniens contre les Israéliens. Cette évolution est beaucoup plus préoccupante, car s’il semble possible de trouver un compromis entre des expressions nationalistes divergentes, cela est beaucoup plus difficile entre des expressions religieuses.
Le changement de politique américaine, avec un Joe Biden moins complaisant envers Israël, peut-il également expliquer les tensions ?
Je ne suis pas certain que cela soit l’une des raisons qui ait poussé à ces tensions, on voit bien que l’administration Biden est très prudente sur le sujet, elle vient de bloquer une résolution au Conseil de sécurité de l'Onu qui aurait condamné Israël. Géopolitiquement, il va néanmoins être intéressant de suivre l’impact sur les Accords d’Abraham, entre Israël et plusieurs Etats arabes. Par exemple au Maroc, si des manifestations se font dans les rues pour soutenir les Palestiniens tués, le gouvernement pourra-t-il continuer à soutenir ces accords ? Néanmoins, là aussi l’impact géopolitique transnational est à relativiser, car si les populations arabes se sentent solidaires des Palestiniens, ce n’est pas le cas de leurs gouvernements.
Comment la situation risque-t-elle d’évoluer ?
Toute la question est de savoir si nous sommes à la veille de la troisième intifada, ou si les souvenirs laissés par la seconde sont tellement négatifs que, le sang ayant trop coulé hier, on évitera de le faire couler demain ? Est-ce que le rapport des forces est devenu trop inégalitaire ? Est-ce que la technologie rend des opérations comme la guerre de 2006 inimaginable, grâce au Dôme de fer qui protège pour l’essentiel Israël des roquettes ? Est-ce qu’au contraire, le désespoir est tel qu’on va entrer dans cette nouvelle phase, ou est-ce que l’inégalité du rapport des forces et les souvenirs agiront comme une limite ? En tout cas, la problématique palestinienne n’a pas disparu et il est difficile de savoir vers quelle solution les deux camps trancheront. Nous sommes actuellement sur une ligne de crête imprévisible.