Italie : Pourquoi le procès de la mafia calabraise 'Ndrangheta est-il historique ?
JUSTICE•Des centaines de membres présumés de la 'Ndrangheta, la plus puissante mafia italienne, comparaissent à partir de ce mercredi en CalabreLucie Bras
L'essentiel
- Ce mercredi est un jour historique à Lamezia Terme, en Italie : plus de 350 membres et complices de la mafia calabraise 'Ndrangheta comparaissent devant la justice pour un procès hors-norme.
- Un dispositif très particulier a été mis en place pour que ce procès-fleuve puisse se tenir en pleine pandémie.
- L’une des forces de ce procès, c’est qu’il s’attaque aux mafieux mais aussi à leurs complices de la société civile, explique Fabrice Rizzoli, docteur en sciences politiques, chercheur spécialiste du crime organisé.
Nom de code ? « Rinascita », « renaissance ». Ce mercredi, un procès hors-norme s’est ouvert en Italie, celui de la mafia calabraise, la 'Ndrangheta. C’est le plus important depuis trente ans.
Sur le banc des accusés, le boss Luigi Mancuso, qui a déjà passé près de vingt ans en prison, mais aussi des dizaines d’autres dotés de surnoms dignes d’un film d’Hollywood : « Le Loup », « P’tit Gros », « Blondinet », « Petite Chèvre »… Avec plus de 900 témoins, 350 accusés mafieux ou complices et un tribunal aménagé pour l’occasion, ce procès est « un jalon dans l’édification d’un mur contre les mafias en Italie », a déclaré à l’AFP le procureur à l’origine des poursuites Nicola Gratteri. Pourquoi ce procès est-il historique ? 20 Minutes vous explique tout.
Qu'est-ce que la 'Ndrangheta, l’organisation mafieuse dans le viseur de la justice ?
Longtemps occultée par Cosa Nostra et la Camorra, la 'Ndrangheta est désormais le groupe criminel le plus puissant du pays. Elle pèse à elle seule plus que McDonald’s et la banque d’Allemagne réunis, affirme le Guardian, avec un chiffre d’affaires annuel de 53 milliards d’euros, qui s’est développé grâce au trafic de cocaïne mais aussi grâce à l’argent sale ou au tourisme.
Ce qui a longtemps préservé la mafia calabraise de la justice, c’est qu’elle s’est construite sur les liens du sang : on en fait partie en étant fils, cousin ou en épousant l’une des filles de la famille. « C’est beaucoup plus difficile de dénoncer son mari, son frère, son fils, sa femme », explique Fabrice Rizzoli, docteur en sciences politiques, chercheur spécialiste du crime organisé. La 'Ndrangheta punit d’ailleurs impitoyablement les «repentis» qui choisissent de témoigner contre elle. Preuve de l’importance de ce procès, 58 témoins à charge ont accepté de briser l’omerta, la loi du silence, pour révéler les secrets du clan Mancuso et de ses associés, dont l’un des fils Mancuso.
Qui est le procureur Nicola Gratteri, à l’origine des poursuites contre la famille Mancuso ?
A 62 ans, il est l’une des personnalités antimafia les plus connues d’Italie. Gratteri est d’ailleurs depuis trois décennies sous étroite protection policière. « Je connais la mafia depuis mon enfance car je faisais du stop pour aller à l’école et je voyais souvent des cadavres sur la route », a-t-il déclaré à l’AFP avant l’ouverture du procès. « Je me suis dit : quand je serai grand, je veux faire quelque chose pour que cela ne se reproduise plus. »
Pourquoi ce procès est-il différent des autres ?
Ce maxi-procès se déroule, sous la houlette du procureur Nicola Gratteri, dans un vaste centre d’appels spécialement aménagé en tribunal sous haute sécurité à Lamezia Terme, une ville de la Calabre, dans le sud de l’Italie. La salle d'audience, qui peut contenir un millier de personnes, contient des cellules pour les accusés, bien que beaucoup assisteront au procès à distance en visioconférence à cause de la pandémie.
Pour étayer ses accusations, Gratteri a collecté 24.000 écoutes téléphoniques. Dans ce territoire qui n’avait pas encore connu de grand procès anti-mafia, le magistrat n’hésite pas à s’attaquer aux complices de la 'Ndrangheta.
« C’est ce qu’on appelle "la bourgeoisie mafieuse"», détaille Fabrice Rizzoli, qui le décrit comme le « réseau des mafieux ». « La force de la mafia, c'est des complicités avec le monde légal. Du côté des accusés, on trouve un ex-chef de la police municipale, un ancien maire de Nicoterra, une station balnéaire complètement sous la coupe de la mafia, des entrepreneurs, des avocats complices, qui font passer des messages et des ordres en prison…. C’est aussi ça l’enjeu de ce procès. »
Comment les suspects ont-ils été arrêtés ?
La plupart des accusés ont été arrêtés lors de raids de la police en décembre 2019 en Italie, en Allemagne, en Suisse et en Bulgarie. De manière plus spectaculaire, certains ont été interpellés par l’unité d’élite des Carabinieri (la police italienne), les Chasseurs, raconte le Guardian, qui ont débusqué les suspects dans des bunkers « cachés derrière des escaliers coulissants et des trappes ». L’éventail des crimes et délits qui leur sont reprochés est large : association mafieuse, meurtres et tentatives de meurtres, trafic de drogue, usure, abus de pouvoir, recel et blanchiment d’argent.
Est-ce que ça va porter un coup à la mafia calabraise ?
Peu de chance que ce procès fasse tomber la mafia calabraise : sur les 7.000 membres que compte la 'Ndrangheta en Italie, sans compter toute la diaspora présente sur les cinq continents, seuls 350 sont accusés dans ce procès. L’enjeu est ailleurs, pour Fabrice Rizzoli : « Dans la province de Vibo Valentia, notamment dans le village de Limbadi, le climat a changé. En décembre, les gens sont descendus dans les rues pour soutenir ce procès. Ce qui compte, c’est la fin de ce silence, qui permettra aux habitants de la région de respirer un peu plus. » Ce procès devrait durer un an, selon le procureur Gratteri, mais beaucoup pensent qu’il se prolongera bien au-delà.