Explosions à Beyrouth : « Cette catastrophe est symptomatique d’un Etat qui a failli et où personne ne sert l’intérêt général »
ANALYSE•L’explosion qui a ravagé une partie de la ville est survenue dans un contexte de crise économique et politique sans précédentHélène Sergent
L'essentiel
- Mardi 4 août, une déflagration d’une puissance inouïe a balayé la capitale libanaise, Beyrouth.
- D’après les autorités, quelque 2.750 tonnes de nitrate d’ammonium, stockées depuis six ans dans le port de la ville, sont à l’origine de l’explosion.
- Au moins cent morts, des milliers de blessés et des centaines de milliers de sans abris ont été recensés au lendemain de cette catastrophe.
Après le choc et l’effroi est venue la « colère froide ». Installée à Beyrouth depuis 1999, Sibylle Rizk souffle : « C’est terrible mais on a pensé à un attentat au début. Quand on a compris de quoi il s’agissait, on a ressenti une immense colère. Il n’y a pas de mot pour décrire le niveau d’irresponsabilité de l’Etat », déplore cette directrice des politiques publiques de l’ONG Kulluna Irada. Selon les autorités libanaises, l’immense explosion qui a ravagé une partie de la capitale et fait plus de 100 morts serait due à un incendie dans un entrepôt du port de Beyrouth où étaient stockées 2.750 tonnes de nitrate d’ammonium.
A 29 ans, Georges Haddad, directeur de l’ONG libanaise ALEF abonde : « J’ai beaucoup de colère. Ce matin au réveil, on peinait encore à réaliser. A chaque fois que les Libanais pensent avoir touché le fond, on a le droit à pire ». L’ampleur du stock de cette matière particulièrement dangereuse et son emplacement suscitent l’incrédulité : « Ils ont gardé plus de 2.000 tonnes de produits explosifs dans le port qui est en plein milieu de la ville. Faire ça, c’est ne pas prendre en considération les vies des gens », poursuit le jeune homme blessé à la tête par la déflagration.
Une crise financière violente
Si la rage était palpable dans les rues de la capitale au lendemain de cette catastrophe, c’est que cette explosion est venue balayer un pays déjà en proie depuis plusieurs années à une série de crises majeures. « Le Liban est devenu un cas d’école tellement le niveau des pertes financières est énorme. Plutôt que de prendre cette crise économique à bras-le-corps, la classe politique s’est contentée de jouer sur une seule variable : la monnaie. Résultat, la livre libanaise a été dévaluée, les prix ont été multipliés par 4 ou 5, l’inflation a explosé et la population s’est considérablement appauvrie », énumère Sibylle Rizk, à la tête d’une ONG qui milite pour une réforme politique et économique au pays du cèdre. Avant l’explosion, près de la moitié de la population libanaise vivait déjà dans la pauvreté et 35 % de la population active était sans emploi, selon des statistiques officielles.
Très endetté, l’Etat avait adopté fin avril « un plan de sauvetage économique » et demandé une aide de 10 milliards de dollars au FMI pour retrouver la confiance de créanciers internationaux, inquiets de ne voir aboutir aucune réforme structurelle. « Des pays comme l’Arabie Saoudite ont arrêté de financer le Liban parce qu’ils estimaient que le Premier ministre de l’époque – Saad Hariri – n’était pas assez dur à l’égard du Hezbollah, principal allié de l’Iran dans la région. Et ce pays a lui-même baissé ses investissements au Liban à cause des sanctions américaines qui pèsent sur sa propre économie », ajoute Agnès Levallois, Maître de recherches à la Fondation pour la recherche stratégique et vice-présidente de l’iReMMO (Institut de Recherche et d’études Méditerranée Moyen-Orient). Une situation de quasi-faillite qui a fini de s’aggraver avec l’épidémie de coronavirus, soupire Georges Haddad : « Le Covid-19 a ajouté une nouvelle crise à la crise et la situation économique empire de jour en jour ».
Et une faillite politique
Mais cette nouvelle épreuve imposée aux Libanais signe surtout, pour ces observateurs, l’incurie d’une classe politique nourrie au clientélisme depuis des décennies. « Cette explosion illustre un système dans lequel l’Etat a totalement failli et dans lequel aucune institution ne fonctionne. On a laissé plus de 2.000 tonnes d’explosifs dans le port sans que personne ne se sente responsable de quoi que ce soit. C’est symptomatique de cette classe politique qui ne sert pas l’intérêt général et qui ne prend pas ses responsabilités », accuse Sibylle Rizk. Une analyse partagée par Agnès Levallois : « Ce qui s’est passé hier est le point culminant d’un système clientéliste dans lequel l’Etat n’a aucune autorité. L’existence de ce stock était connue depuis des années et aucun gouvernement n’a pris les mesures nécessaires pour s’en occuper. »
Lassés par cette situation, les Libanais s’étaient massivement mobilisés en octobre dernier. « Mais faute de leadership, le mouvement s’était arrêté », témoigne Georges Haddad. L’explosion de mardi pourrait-elle entraîner un nouveau mouvement de contestation contre le gouvernement ? Possible selon Sibylle Rizk, « mais dans un second temps », nuance-t-elle, « Comment passer de l’impuissance à l’action ? Les forces politiques alternatives restent pour l’heure très embryonnaires. Il ne s’agit pas seulement d’être dans la revendication, il faut avoir une offre politique légitime. Sans cela, renverser le système risque d’être très difficile ».