Tensions Iran – USA : « Aucune puissance n’a la carrure pour arbitrer les conflits internationaux »
INTERVIEW•Pour l’historienne et politologue Nicole Bacharan, la diplomatie mondiale se fait sans leader défini, expliquant le chaos actuelPropos recueillis par Jean-Loup Delmas
L'essentiel
- Les tensions entre les Etats-Unis et l’Iran ont franchi un nouveau palier depuis jeudi soir et la mort du général iranien Soleimani dans un bombardement américain.
- Alors que l'escalade se poursuit entre les deux puissances, aucun pays n’émerge pour tenter de calmer le jeu.
- Pour la politologue Nicole Bacharan, interviewée par 20 Minutes, cela s’explique simplement : aucune nation n’en a la carrure.
La tension monte entre l’Iran et les Etats-Unis et le reste du monde regarde à côté. Les tensions n’ont jamais été si vives entre les deux puissances, en raison de la mort du général iranien Soleimani ordonnée par le président américain Donald Trump, suivie de l’appel à la vengeance de la République islamique. Aucune puissance étrangère ne vient se poser entre les deux nations rivales pour essayer d’établir un dialogue ou les rappeler à l’ordre.
Pour Nicole Bacharan, historienne, politologue et autrice du livre Le monde selon Trump, ce vide international reflète le nouveau système mondial, où personne n’a été capable de prendre le rôle de leader abandonné par les Etats-Unis.
On cite souvent l’arbitrage d’une puissance tierce comme seule solution pour apaiser les tensions entre les Etats-Unis et l’Iran. Jusque-là, aucune n’émerge. Comment expliquer ce constat ?
Le constat à l’international, c’est tout d’abord que les Etats-Unis de Donald Trump n’occupent plus le rôle de gendarme du monde, avec une politique impossible à lire et à prévoir, parfois même incohérente. Mais on peut aussi voir qu’aucune puissance n’a la carrure pour reprendre ce rôle. A chaque fois, il manque quelque chose. L’Europe a la puissance économique, mais n’a ni ligne unitaire politique, ni les effectifs militaires pour asseoir ce rôle. La Russie pourrait avoir l’influence nécessaire, surtout sur l’Iran, mais elle est loin d’avoir la puissance militaire ou économique pour peser hors de son territoire. Et la Chine n’a pas d’influence sur la zone, encore moins sur les Etats-Unis.
Au-delà des manques de chacune de ses puissances, ne faut-il pas y voir aussi un manque d’intérêt pour le Moyen-Orient ?
Cela dépend pour qui. Par exemple, au-delà de ses lacunes, la Russie n’a aucun intérêt à intervenir. Pour le moment, la seule conséquence concrète de cette escalade, c’est le retrait américain en Irak, ce qui fait les affaires de la Russie. Pourquoi se risquerait-elle à intervenir diplomatiquement dans une situation qui l’arrange ? La Chine n’a pas d’intérêt à fouiller dans des affaires américaines aussi « mineures » pour le géant asiatique, d’autant plus qu’elle ne veut pas à l’inverse que les Américains fouinent dans les siennes.
Pour l’Europe, il y aurait déjà plus de motifs à intervenir. Elle n’a rien à gagner à voir le Moyen-Orient devenir encore plus instable. La France a une présence militaire sur place, l’Europe est fragile face aux risques d’attentats et ne sait pas gérer les éventuelles migratoires. Enfin, voir le cours du pétrole flamber est bien loin de faire ses affaires.
Faut-il craindre cette absence de leader mondial ?
Les Etats-Unis ont perdu de leur influence politique sur le monde. Ils attirent de plus en plus de méfiance et d’opposition. Et c’est un vrai problème, surtout en l’absence d’alternatives. Depuis 1945, il y avait un ordre mondial établi. Il était très loin d’être parfait, très loin d’être exempts de défaut ou de répondre à toutes les nécessités, mais il avait l’avantage de fixer un cadre et de garantir un minimum de choses. Depuis, c’est le chaos.
En 2005 déjà, on se demandait s’il fallait avoir peur de l’Amérique. A raison, puisque les Etats-Unis se passaient de l’aval de l’ONU. Mais à choisir, s’il fallait une superpuissance, autant que ce soit eux plutôt que la Chine ou la Russie… Il n’y a aujourd’hui pas de remplaçants potentiels avec un projet démocratique.
L’Europe ?
Chaque crise montre l’échec de l’union de l’Europe, qui n’arrive jamais à faire un front uni. D’ailleurs, Emmanuel Macron, le plus interventionniste sur le plan international, se fait souvent remettre dans les cordes par Donald Trump ou les autres dirigeants mondiaux sur le fait qu’il ne représente que la France et qu’il n’arrive pas à faire l’unanimité au sein de l’Union européenne. Qui serait-il alors pour donner des leçons au monde ?
Finalement, à chaque crise mondiale, revient le même constat pour l’Union européenne : pas de force militaire suffisante, même pas unie, et pas de position claire et entendable au-dessus de la mêlée. Et rien n’indique que cela s’apprête à changer.