Tensions Iran – USA : Comment en est-on arrivé là et jusqu’où la situation peut-elle aller ?
QUESTION/REPONSE•Plusieurs experts analysent pour « 20 Minutes » la situation géopolitique au lendemain de la mort du général iranien Soleimani dans une attaque américaine en Irak…Jean-Loup Delmas
L'essentiel
- Jeudi soir, le Pentagone a confirmé avoir tué le général iranien Qassem Soleimani, provoquant la colère de la république islamique.
- Une nouvelle escalade qui ne fait que suivre la tendance de ces derniers mois et années, où les deux pays montent en tensions et en menaces.
- Une situation fort complexe que « 20 Minutes » a essayé de décrypter et de résumer.
L’année vient à peine de débuter qu’on évoque déjà sur les réseaux sociaux l’hypothèse d’une « Troisième Guerre mondiale ». Le Pentagone a confirmé jeudi soir avoir tué le général iranien Qassem Soleimani, chef des opérations extérieures des Gardiens de la révolution, dans un bombardement à Bagdad. Un acte ayant provoqué l’ire de la république islamique, qui promet vengeance. 20 Minutes répond à six questions que pose cette nouvelle escalade dans les relations tendues entre l’Iran et les Etats-Unis.
Comment en est-on arrivé là ?
Les tensions entre les deux pays ne datent pas d’hier : après la prise d’otage à l’ambassade américaine de l’Iran en 1976, le pays devient « le Grand Satan » pour les Etats-Unis, et réciproquement. La volonté de l’Iran d’obtenir l’arme nucléaire par la suite n’a pas aidé à apaiser les rapports entre les deux pays.
Mais de nouvelles tensions sont apparues lorsque les Etats-Unis décident unilatéralement en mai 2018 de sortir de l’accord sur le nucléaire, qu’ils avaient cosigné en 2015 sous l’impulsion de Barack Obama. « La politique des Etats-Unis a ensuite été d’appliquer la pression maximale », indique Jean-Eric Branaa, maître de conférences à la Sorbonne sur la politique américaine. Notamment avec un embargo continu, afin de ramener l’Iran à la table des négociations et de revoir l’accord.
Le plan est loin de se dérouler comme prévu : au lieu de revenir négocier, les Iraniens campent sur leurs positions. Commence alors un dangereux jeu d’escalade où chaque camp répond à la provocation de l’autre. Et où les réponses disproportionnées ne sont pas rares, dues notamment au manque de dialogue entre deux pays ne se parlant plus. Ce que Jonathan Piron, historien et politologue du Moyen-Orient et plus spécifiquement de l’Iran, appelle « le dilemme de sécurité ». N’ayant aucune nouvelle de l’ennemi, chaque pays va anticiper le pire et intensifier son action, de peur que l’adversaire fasse de même. Ce qui créé ces situations qui s’enlisent.
Tout s’emballe d’ailleurs ces dernières semaines, après la mort d’un soldat américain en Irak et des manifestations de la population autour de l’ambassade américaine du pays. Les Etats-Unis dénoncent un acte terroriste et accusent l’Iran d’être à l’origine des manifestations.
La mort du général Qassem Soleimani est-elle un nouveau tournant ?
Pour Hasni Abidi, directeur du Centre d’études et de recherche sur le monde arabe et méditerranéen (CERMAM), pas de doute : « Je n’aime pas l’utilisation du mot « palier » à tort et à travers, mais là oui, clairement, un nouveau palier a été franchi. C’est un symbole de l’Iran qui a été attaqué. » Le général Qassem Soleimani symbolisait ainsi « la politique extérieure iranienne », en plus d’être un homme militaire et politique. Selon Jonathan Piron, beaucoup d’Iraniens le voyaient même comme candidat potentiel à la future présidentielle.
Quoi qu’il en soit, « l’Iran ne peut rester sans réponse » estime Hasni Abidi, mais le pays n’a pas une marge de manœuvre très grande non plus, coincé entre, d’un côté, une population interne qui se soulève et manifeste vivement contre le pouvoir en place, et de l’autre, la puissance militaire américaine.
Y a-t-il un risque de déclenchement d’une « Troisième guerre mondiale » ?
Sur les réseaux sociaux, ça s’enflamme sur les risques d’un conflit à l’échelle internationale. Le hashtag #WW3 est même en tendance mondiale. Selon les experts interrogés par 20 Minutes, les risques d’un nouveau conflit mondial seraient toutefois limités. « Aucun des deux Etats n’a un intérêt à partir dans une guerre ouverte », rassure Jonathan Piron. Il en profite pour rappeler que la République islamique est loin d’être un Etat aux décisions irrationnelles : « L’Iran n’a que deux buts, assurer sa stabilité et défendre ses intérêts. Engager un conflit ouvert avec les Etats-Unis serait à l’encontre de chacune de ces doctrines. » Et le pays a bien conscience qu’il ne peut absolument pas rivaliser sur le plan militaire avec la première puissance mondiale.
Pour Jean-Eric Branaa, rien n’atteste non plus d’un conflit qui s’internationalisera. S’il reconnaît que beaucoup de puissances militaires ont des intérêts forts dans la région – Israël, Turquie, Chine entre autres –, tout ce beau monde devrait gentiment de laisser leurs armées à quai.
Pour ce qui est des deux principaux acteurs, l’expert américain se veut moins affirmatif : « Tout dépend de la réponse iranienne. S’ils s’attaquent directement à des Américains, le risque est grand pour un conflit. » Selon lui, Donald Trump s’imaginerait une guerre rapide, pareil au premier conflit du Golfe. Mais pour cela, il a besoin que l’Iran tire en premier, pour avoir un motif, et l’éventuel soutien de la communauté internationale.
Que risque-t-il de se passer ?
Si le conflit n’a que peu de chance d’embraser le monde, le Moyen-Orient risque d’être la première victime de cette nouvelle escalade. Les trois experts partagent l’analyse : la situation de la région, déjà instable, risque encore d’empirer. « Pour rivaliser avec les Américains, l’Iran a deux armes, les missiles balistiques et ses milices chiites en Irak, en Syrie et au Liban. Il peut appuyer dessus pour déstabiliser des pays déjà très fragiles. », estime Jonathan Piron. Pas un hasard d’ailleurs, si les Etats-Unis ont expressément demandé à leurs ressortissants en Irak de fuir le pays.
S’il n’y a pas de conflit direct, Hasni Abidi voit donc « une situation continuer à s’enliser, avec des réponses au coup par coup de différentes intensités, selon le précédent adverse. »
Peut-on envisager une sortie de crise ?
La réponse de Jonathan Piron sonne comme un aveu : « En l’état actuel des choses, je ne vois pas comment sortir de la crise, sauf à changer de dirigeants pour l’un des pays ». Pour le politologue, la situation est allée beaucoup trop loin pour qu’un retour en arrière soit possible.
Un peu plus d’optimisme chez Jean-Eric Branaa, qui pense que la crise pourra être résolue grâce à l’intervention d’une puissance tierce. Mais pour le moment, l’Europe s’est montrée impuissante à organiser des négociations, quand la Chine ou la Russie sont aux abonnés absents. « Tout le problème du Moyen-Orient, c’est que chacun y a ses intérêts et souhaite les protéger au lieu de penser au profit de tous. Il est donc difficile de voir une puissance internationale émerger pour jouer le rôle de la neutralité », appuie Jonathan Piron.
Y a-t-il un effet « présidentielle américaine » dans cette escalade ?
L’année 2020 est celle de la présidentielle américaine. Un rendez-vous électoral qui pourrait avoir des conséquences dans cette affaire. Donald Trump se cherche une carrure internationale, or il accumule pour le moment les revers. L’enlisement en Iran ne fait pas non plus son affaire. « Surtout, il est persuadé que son adversaire démocrate sera Joe Biden, appuie Jean-Eric Branaa. Or, la force de cet adversaire, c’est sa posture internationale, lui qui a été Commandant en chef sous Barak Obama. Sur ce dossier, Donald Trump ne peut plus reculer et doit aller au bout de son idée. »