REPORTAGEA quoi ressemblerait le mur de Berlin s’il était toujours debout ?

A quoi ressemblerait le mur de Berlin s’il était toujours debout trente ans après ?

REPORTAGEPrise de court par les événements de l’automne 1989, la RDA travaillait en secret sur un projet de modernisation du mur pour les années 2000
Julien Laloye

Julien Laloye

L'essentiel

  • Il y a trente ans, le mur de Berlin tombait, déclenchant le processus de réunification entre la République démocratique allemande (RDA) et la République fédérale allemande (RFA).
  • 20 Minutes s’est rendu à Berlin, capitale de l’Allemagne fédérale, sur les traces du « Mur 2000 », qui devait remplacer le mur de 31,1 km entre Berlin Ouest et Berlin Est.
  • Caméras de surveillances, barrières infrarouges, détecteurs de vibration, champs de capteur sensoriels… La RDA voulait ériger une frontière « propre », dans le but de lisser l’image du régime.

De notre envoyé spécial à Berlin,

Il aura fallu marcher une cinquantaine de mètres à peine, dans un petit bois piégé par la ville comme il semble en résister quelques-uns à Berlin. Juste à côté, une gare du quartier de Pankow qui paresse en attendant le prochain RER traversant le nord-ouest de la capitale fédérale. Juste au dessus, mais alors tout juste, le ramdam incessant des avions qui vont se poser à l’aéroport voisin de Teleg et ses terminaux un brin désuets. Christian Bormann nous attend devant son trésor. Le dernier morceau du mur de Berlin à l’état sauvage, officiellement authentifié l’année dernière. Une section d’une petite centaine de mètres au tracé biscornu et forcément écorchée par le temps.

Christian Bormann a révélé qu'il avait découvert un pan du mur de Berlin en 2018.
Christian Bormann a révélé qu'il avait découvert un pan du mur de Berlin en 2018.  - Julien Laloye/20 minutes

« C’est parce qu’il a été fait en deux fois, nous explique notre interlocuteur. Ici, on s’est appuyé sur l’arrière d’un bâtiment où des étudiants apprenaient la fonderie, et là, on a ajouté un mur dans les trois ou quatre jours après le 13 août ». Le 13 août 1961, quand la RDA a pris le monde par surprise en édifiant une frontière physique entre le secteur soviétique et les autres pendant la nuit. Christian, qui a souvent joué à Dora l’explorateur lors de son enfance à Berlin Est (il avait 10 ans en 1989), a repéré ce pan de mur très tôt dans les années 1990. La taille de l’ouvrage, l’emplacement, les Y en friche sur le haut pour y ajouter des barbelés, le jeune homme est vite convaincu d'avoir dégoté l’original. Mais il garde le secret : « Dans le début de l’Allemagne réunifiée, le désir de tout le monde, c’était surtout d’effacer toute trace du mur. Ils ont dû oublier cette partie ».

Des souvenirs pour les Sud-Coréennes

Alarmé par les outrages du temps sur la structure, notre Indiana Jones local finit par sortir de l’ombre en 2018. Petit moment de gloire médiatique et effet papillon jusqu’en Corée. « Google Maps a ajouté cet endroit sur son application en tant que Mémorial du mur, et des centaines de Sud-Coréennes se sont précipitées. C’était toujours le même manège. Elles venaient à vélo et piquaient des briques pour les ramener chez elles et en faire une sorte de porte-bonheur annonciateur de la fin de la frontière entre les deux Corées ! »

Des jeunes femmes (Pourquoi seulement des femmes, d’ailleurs ? Mystère) qui ne savent sans doute pas que le mur de Berlin a failli suivre le destin de DMZ, le grand no man’s land infranchissable entre la Corée du Nord et la Corée du Sud. Nom de code du projet dissimulé dans un carton poussiéreux de la Stasi, à la Normannenstrasse ? « Mur 2000 ». Emmanuel Droit, professeur d’histoire contemporaine à Sciences Po Strasbourg et spécialiste des basses œuvres de la police est-allemande, nous éclaire :

« « Le mur dit de la "génération 1975" était en mauvais état, avec beaucoup de blocs élimés qu’il fallait changer. La RDA voulait en profiter pour ériger une frontière "propre" en modernisant le système d’alarme et de surveillance de la frontière, afin d’éviter aux "vopos" de l’armée démocratique d’avoir à ouvrir le feu. Le slogan du projet était d’ailleurs "la Technologie à la place des tirs mortels" ». »

Un exemplaire
Un exemplaire  - Julien Laloye/20 minutes

Empêcher les bavures des garde-frontières

Au QG de la police des frontières est-allemande, on planche sur des idées très ambitieuses à partir de l’année 1987 : caméras de surveillances, barrières infrarouges, détecteurs de vibration, champs de capteur sensoriels, diffuseurs de drogue invisible, pour remplacer le trop célèbre « couloir de la mort », cette bande interdite de 50 mètres avant même le mur, dernier obstacle avant l’Ouest, qui a vu tant de fugitifs perdre la vie avant 1989. Le bilan est de 136 victimes, selon la police, , beaucoup trop selon ceux qui ont essayé. Des chiffres sanglants qui rappellent la cruauté du dispositif entre 1961 et 1989.

« « Honecker, le dirigeant de la RDA, avait pensé ce nouveau mur pour favoriser la reconnaissance de la communauté internationale. La RDA, qui venait de rentrer à l’ONU, cherchait à normaliser ses relations diplomatiques, reprend Emmanuel Droit. C’était moins un but sécuritaire qu’une volonté de lisser l’image du régime ». »

La sécurité était en effet assurée du point de vue du maintien de l’ordre. Aux barbelés de fortune des premiers jours du mois d’août 1961, ont succédé plusieurs modernisations assez remarquables dans une économie de pénurie. Du plus anecdotique (peinture du mur en blanc pour mieux percevoir les silhouettes des fugitifs) au plus sanguinaire (installation d’un système de mines reliées à un détecteur de mouvement, les fameux SM70), pour dissuader même les plus courageux de tenter leur chance.

Le no man's land entre Berlin-Ouest et Berlin-Est en 1986.
Le no man's land entre Berlin-Ouest et Berlin-Est en 1986. - Daniel Janin/AFP

La Chapelle de la Réconciliation a été rebâtie au milieu du Memorial qui a remplacé « la zone de mort », près de la station de métro de Nordbahnhof, condamnée pendant la Guerre froide. Chaque jour, un membre de la paroisse y rend un hommage à l'un des malheureux tué en essayant quand même. Le jour de notre visite, ce sont des monceaux de la vie d’Ulrich Steinhauer qui sont racontés par Olaf Kaestnark à un public de jeunes lycéens.

« En général, les proches des disparus ne viennent pas prier avec nous, résume le pasteur ». Qui était Ulrich ? « Un jeune charpentier qui est mort pendant son service militaire chez les garde-frontières. Il avait 24 ans le jour où il a été tué lors d’une patrouille, par un camarade de son régiment qui voulait passer à l’Ouest. On ne connaît pas bien les circonstances, mais il a reçu quatre balles dans le dos ».

Les visages des victimes du mur.
Les visages des victimes du mur. - Julien Laloye/20 minutes

Cinquante mètres sous terre pour 57 personnes évacuées

Aujourd’hui, sa photo accompagne celle de toutes les autres victimes du mur de Berlin, rassemblées sur le même monument. « Ce mur n’a pas seulement été une abomination, juge Olag Kaestnark. Il a aussi tué des gens qui cherchaient une vie meilleure. Et il aurait continué à le faire s’il n’était pas tombé ». A quelques mètres, une plaque discrète marque la sortie du tunnel 57, célébrant l’évasion la plus spectaculaire de l’histoire de Berlin Est. Cinquante mètres sous terre depuis l'Ouest pour finir dans les toilettes désaffectées d’un immeuble partagé à la mode communiste, et 57 personnes évacuées en deux nuits. Une prouesse impensable avec le « Mur 2000 », qu’on peut aussi bien appeler mur fantôme.

A gauche, la chapelle de la Réconciliation, à droite, un tronçon du mur de Berlin de la Bernauerstrasse conservé en l'été, au Mémorial du mur de Berlin.
A gauche, la chapelle de la Réconciliation, à droite, un tronçon du mur de Berlin de la Bernauerstrasse conservé en l'été, au Mémorial du mur de Berlin.  - Julien Laloye/20 minutes

Un mur prévu pour tenir cinquante ans de plus

Pas un mot, en effet, sur ce « nouveau mur à visage humain » au musée du Mémorial. Et s’il était encore resté debout « pendant cinquante ou cent ans », comme le proclamait Honecker quelques mois avant sa chute ? C’est à l’imagination du visiteur et ses envies d’uchronie de prendre le relais. Il faut croire, pourtant, que ce ne sont pas des envies très partagées. Si le cinéma et la littérature ont souvent raconté le Berlin défiguré d’avant 1989, tout s’est arrêté après la soirée du 9 novembre. Une trouvaille tout de même : un travail collégial d’une quinzaine d’étudiants en master édition à La Sorbonne, au titre évocateur : Le jour où le mur de Berlin n’est pas tombé. Le livre fourmille de bonnes idées, comme ce père et son fils qui risquent leur peau pour savoir si le Coca est bleu à l’Ouest. Mais le mur reste un acteur secondaire, comme figé au moment de son érection.

Quentin Duluermoz et Pierre Singaravelou, deux historiens spécialisés dans l’approche contrefactuelle* - « Si tel évènement n’avait pas eu lieu, qu’est-ce que cela aurait changé au cours de l’Histoire ? » - ont justement été invités par l’Institut français de Berlin pour discourir sur une ville encore divisée après le 9 novembre. Ils racontent la difficulté de la tâche : « Tout s’est passé comme si dès sa chute, le mur donnait le fin mot de l’histoire. Un mot alors heureux. Celui de la fin de la Guerre froide et de l’avènement d’un ordre nouveau fondé sur le triomphe des démocraties libérales ».

Jean-Pierre Pécau, pourtant capable d'aller très loin dans la réécriture de l'Histoire pour les scénarios de la série BD urchronique Jour J, n'a jamais creusé la possibilité de faire survivre le mur de Berlin :

« « La conservation du mur est difficilement utilisable dans l’uchronie. Ce mur allait tomber vu la situation économique de l’URSS et de la RDA, c’était inéluctable. Si Napoléon n’avait pas perdu à Waterloo, il aurait perdu la bataille d’après. Tout ce qu’on peut imaginer, à la rigueur, c’est un bon film d’action où il faut passer de l’autre côté d’un mur futuriste, un truc presque étanche, infranchissable ». »

Ridley Scott à la réalisation, Jennifer Lawrence en transfuge sexy et Will Smith pour dégommer le mur du futur au lance-roquettes. On s’y voit déjà, mais Christian Bormann ne partage pas notre enthousiasme. Comme les quelques Berlinois que nous avons interrogés, il ne savait pas qu’il existait un projet de nouveau mur. Et ça ne l’intéresse pas. « J’ai assez à faire à sauver celui qui existe ». L’été dernier, un hêtre fatigué a failli écrabouiller le mur de Pankow. Christian a dû se démener pour arriver à ses fins : « J’ai même sollicité Angela Merkel lors d’une visite qu’elle a effectuée à côté. Elle a promis de m’aider, et elle a tenu parole ».

Le petit bois va devenir une nouvelle étape sur le chemin mémoriel des Berlinois. « J’accompagne déjà des groupes scolaires pour leur enseigner l’histoire de leur ville. C’est important qu’ils apprennent ce qui s’est joué ici ». Quitte à ce qu’ils ne sachent jamais à quel exemplaire du « mur de la honte » ils ont échappé.

* Quentin Deluermoz, Pierre Singaravélou, Pour une histoire des possibles. Analyses contrefactuelles et futurs non advenus (Le Seuil)