REPORTAGEPour la jeunesse d’Erfurt (ex-RDA), le Mur n’est pas totalement tombé

Chute du Mur, trente ans après : Pour la jeunesse d'Erfurt (ex-RDA), le Mur n'est pas totalement tombé

REPORTAGEA Erfurt, ville de 200.000 habitants du Land de Thuringe, dans l’ex-RDA, les habitants témoignent de disparités propres à l’Est
Laure Cometti

Laure Cometti

L'essentiel

  • Il y a trente ans, le mur de Berlin tombait, déclenchant le processus de réunification entre la République démocratique allemande (RDA) et la République fédérale allemande (RFA).
  • 20 Minutes s’est rendu à Erfurt, capitale de la Thuringe, où la récente campagne régionale a ravivé les débats sur le passé communiste de l’Est.
  • Dans cette ville plutôt prospère, certains vestiges des quarante années de régime communiste ont disparu, mais d’autres perdurent.

De notre envoyée spéciale à Erfurt, en Allemagne,

Des ouvriers s’affairent, une grue grince. Un immense panneau coloré représentant deux mains, de la végétation et des outils, est lentement dressé. La mosaïque de l’artiste communiste Josep Renau a retrouvé sa place, sur Moskauer Platz (la place de Moscou), dans le Nord d' Erfurt, en Allemagne. C’est l’un des seuls vestiges du centre culturel qui faisait la fierté de ce quartier, vitrine de la République démocratique allemande (RDA), avec son grand théâtre et sa station de métro moderne. A la place, aujourd’hui, un immense centre commercial. Les portes tambours aspirent et déversent des couples de retraités, des jeunes travailleurs, des mères de famille avec leurs enfants. Tous sont relativement indifférents quant au retour de cette monumentale fresque, trente ans après la chute du mur de Berlin, le 9 novembre 1989, prélude à la réunification des « deux » Allemagnes.

Le centre commercial du quartier Moskauer Platz à Erfurt (Allemagne), le 30 octobre 2019.
Le centre commercial du quartier Moskauer Platz à Erfurt (Allemagne), le 30 octobre 2019. - L. Cometti / 20 Minutes

Des vestiges bien plus anciens figurent sur les dépliants de l'office du tourime de la capitale de la Thuringe : ses maisons à colombages médiévales, son célèbre pont des Epiciers, son musée dédié à Martin Luther, le père du protestantisme… Mais les traces de la période communiste sont moins évidentes.

Un passé discret

Pourtant Erfurt a, comme tout le territoire de l’Est, fait partie du régime communiste proclamé en 1949, et disparu en 1990. Il y a bien un « musée des produits d’Allemagne de l’Est », créé par une collectionneuse un tantinet « ostalgique » (un néologisme désignant la nostalgie de la RDA). Et une ancienne prison où la Stasi, police politique du régime, a fait enfermer jusqu’à 5.000 prisonniers. Transformée en musée très pédagogique, elle n’attire pas les foules.

L'ancienne prison de la Stasi à Erfurt (Allemagne), le 30 octobre 2019.
L'ancienne prison de la Stasi à Erfurt (Allemagne), le 30 octobre 2019. - L. Cometti / 20 Minutes

A la sortie, on croise Matthias Sengewald, un des militants qui a participé aux manifestations dès l’automne 1989. Il avait 23 ans. Aujourd’hui, avec son épouse, il collecte des archives et des témoignages pour documenter ce basculement historique, et se sent le « devoir de s’impliquer » pour la démocratie, glisse-t-il avant de repartir à vélo. Cette volonté a récemment pris la forme d’une pétition contre la campagne de l’Alternative pour l’Allemagne (AfD) aux élections régionales. Le parti, situé à l’extrême droite, avait choisi pour slogan « Vollende die Wende », soit « Finir le tournant ». Une référence à la transition politique entamée après la chute du mur, tout en surfant sur le sentiment que la réunification s’est faite au détriment de la RDA.

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« La réunification a été un processus bien plus douloureux qu’on n’a voulu le dire »

Le message de l’AfD a eu du succès dans le Land de Thuringe, engrangeant 22 % des voix le 27 octobre dernier, en deuxième position derrière le parti de gauche Die Linke. Signe que le discours dénonçant un « abandon » des régions de l’Est par l’Etat fédéral a porté ses fruits ? « Ici, les gens ont l’air moins heureux qu’à l’Ouest, et ils blâment le système », observe Levin, étudiant de 22 ans, en référence aux nombreuses discussions politiques entre jeunes dont il a été le témoin en amont du vote.

Une affiche du parti Die Linke dans le quartier Moskauer Platz à Erfurt (Allemagne), le 30 octobre 2019.
Une affiche du parti Die Linke dans le quartier Moskauer Platz à Erfurt (Allemagne), le 30 octobre 2019. - L. Cometti / 20 Minutes

C’est ce « système » que les habitants tiennent pour responsable de la transition démocratique et libérale amorcée au début des années 1990. « Il y a un traumatisme collectif lié au Treuhand », pointe Volker Hinck, militant de Die Linke, 39 ans. Cet organisme a privatisé les biens de l’ex-RDA après la réunification, « et de nombreux habitants d’ici se sont retrouvés au chômage ». Professeur d’histoire à Erfurt, Christiane Kuller développe : « la réunification a été un processus bien plus douloureux pour les habitants de l’Est qu’on n’a voulu le dire pendant longtemps. Maintenant, les gens d’ici veulent faire entendre leur voix, raconter leur histoire, de leur point de vue, et ils veulent que leur expérience personnelle soit reconnue ».

L’historienne collecte désormais des témoignages de plusieurs générations d’habitants. « Ils sont un peu méfiants, et se sentent parfois exclus des commémorations officielles ». Pour fêter les 30 ans de la chute du mur, l’Etat fédéral a fait placarder dans la ville des affiches teintées d’humour sur l’identité allemande et l’unité du pays. « C’est tellement allemand ! », peut-on lire sous une photo de pieds affublés de chaussettes sous des sandalettes, et « l’Allemagne est une ». L’image laisse les riverains relativement indifférents.

Une campagne d'affichage sur l'unité allemande, pour les 30 ans de la chute du mur de Berlin, dans les rues d'Erfurt, le 31 octobre 2019.
Une campagne d'affichage sur l'unité allemande, pour les 30 ans de la chute du mur de Berlin, dans les rues d'Erfurt, le 31 octobre 2019. - L. Cometti / 20 Minutes

Un mur invisible en matière de salaires et de pouvoirs

Même s’il est tombé il y a tout juste trente ans, le mur existe encore : les salaires sont plus bas dans les régions de l’Est, tout comme les pensions de retraite. L’écart de revenu médian annuel entre les « deux » Allemagnes était toujours de 3.623 euros en 2016*. « Ma tante fait une heure de voiture chaque jour pour aller travailler à l’Ouest, car elle y est bien mieux payée qu’elle ne le serait ici », raconte Elisa, 24 ans.

Autre décalage, pointés par tous les habitants d’Erfurt que nous croisons : les Allemands de l’Est sont sous-représentés dans les élites économiques, politiques, scientifiques. Pour l’historienne locale Christiane Kuller, cette absence peut expliquer en partie le succès des discours antisystème portés notamment par l’AfD, contre les deux partis traditionnels, la CDU (centre droit) et le SPD (centre gauche).

Décalage générationnel

Pourtant, Erfurt et la Thuringe s’en sortent plutôt bien économiquement. Après 1990, la région a développé son industrie automobile et des technologies optiques. En 2017, le taux de chômage s’élevait à 4.4 %, à peine au-dessus de la moyenne nationale (3,8 %)**. Mais Sebastian, 30 ans, venu de la banlieue d’Eisenach, à 70 km à l’ouest, pour travailler dans la restauration, voit la différence avec sa ville d’origine : « Les grosses villes s’en sortent bien, mais les plus petites ont des routes abîmées, des transports mauvais, il y a moins de travail… Je suis bien chanceux de ne pas avoir connu la RDA ! Mais je peux comprendre que pas mal de gens aimeraient revenir à cette époque ». Les plus âgés, principalement.

Selon une enquête parue en 2018, environ 40 % des Thuringeois âgés de 35 à 59 ans pensent que la RDA « avait plus de bons côtés que de mauvais », et près de 50 % de ceux âgés de 60 ans et plus. En revanche, deux tiers des 18-25 ans pensent le contraire, et un tiers « ne sait pas » ou ne souhaite pas se prononcer***.

Elisan, étudiante native de la Thuringe, à l'université d'Erfurt, le 30 octobre 2019.
Elisan, étudiante native de la Thuringe, à l'université d'Erfurt, le 30 octobre 2019. - L. Cometti / 20 Minutes

Une jeunesse tournée vers l’avenir

Enfant de la campagne proche d’Erfurt, Elisa se destine au métier d’institutrice, après avoir étudié à New York. Contrairement à d’autres jeunes de l’Est, elle veut travailler ici. « Mes parents et mes grands-parents ne pouvaient pas voyager. Ils ont appris le russe à l’école, et pas l’anglais. Ils devaient s’inscrire sur liste d’attente pour espérer avoir une voiture… Je mesure la chance que j’ai. Ma vie est plus facile que la leur, et je peux voyager, exprimer librement mes opinions », sourit-elle. La ville compte une université accessible financièrement, des transports modernes et de nombreux loisirs.

Sur le campus, les étudiants natifs de l’Est et ceux venus de l’ouest, nombreux, se mélangent, bavardent à la cafétéria. S’ils se disent peu concernés par un mur et un régime tombés avant leur naissance, ils s’identifient, parfois malgré eux, en fonction de ce passé. « Quand tu commences à parler avec quelqu’un, et que tu dis de quelle ville tu viens, inconsciemment, on va te situer à l’Est ou à l’Ouest », raconte Elisa. Peu versée dans l’ostalgie, elle comprend que les générations plus âgées y soient un peu plus sensibles : « Mes parents apprécient leur vie aujourd’hui. Mais ils disent aussi qu’avant 1989, les inégalités de salaires étaient moins marquées et le coût de la vie était moins élevé ». Comme elle, Denis, 24 ans, est tourné vers l’avenir : « Avec le temps, les inégalités Est/Ouest finiront par disparaître, je crois… J’espère ! ».

Torbenn Levin et Denis, trois étudiants vingtenaires venus de l'ouest pour étudier à Erfurt, le 30 octobre 2019.
Torbenn Levin et Denis, trois étudiants vingtenaires venus de l'ouest pour étudier à Erfurt, le 30 octobre 2019. - L. Cometti / 20 Minutes

* Source : Wirtschafts und Sozialwissenschaftliche Institut (2019)

** Source : Commission européenne (2017)

*** Thuringen Monitor (2018)