REPORTAGETrois ans après le Brexit, les Britanniques veulent « que ça s’arrête »

Brexit : Trois ans après, à Great Yarmouth comme à Norwich, les Britanniques ont juste envie « que tout ça s’arrête »

REPORTAGELe feuilleton interminable des négociations et les blocages politiques ont fini par lasser une bonne partie des citoyens
Les habitants de Great Yarmouth prennent le soleil sur la place du marché.
Les habitants de Great Yarmouth prennent le soleil sur la place du marché.  - Nicolas Raffin/20 Minutes
Nicolas Raffin

Nicolas Raffin

L'essentiel

  • La bataille du Brexit se poursuit outre-Manche, alors que la Cour suprême a jugé mardi illégale la suspension du Parlement décidée par le Premier ministre, Boris Johnson.
  • Tandis que la sortie de l’UE est programmée au 31 octobre, avec ou sans ­deal avec Bruxelles, 20 Minutes est allé dans le Norfolk, une partie du Royaume-Uni où le Brexit avait de nombreux supporters lors du referendum de 2016.
  • Trois ans plus tard, pro et anti-Brexit ne semblent avoir plus qu’une seule idée en tête : que le feuilleton se termine enfin.

De notre envoyé spécial dans le Norfolk (Royaume-Uni)

Même en ce 18 septembre, un petit air de vacances flotte encore dans l’air grâce au soleil qui réchauffe Beach Parade, le grand boulevard du front de mer de Great Yarmouth où s’empilent les boutiques, les restaurants et autres stands de fête foraine. Située à 200 kilomètres au nord-est de Londres, la cité est une station balnéaire prisée des Britanniques pendant l’été et très dépendante du tourisme. Pourtant, l’attraction principale de la ville ne se trouve pas parmi les manèges, mais dans les urnes : Great Yarmouth est l’une des villes où le Brexit a recueilli le plus de voix en 2016, avec 71 % de citoyens en faveur du « Leave » (la sortie de l’UE).

Trois ans après ce vote, le Royaume-Uni n’est toujours pas parti, englué dans des querelles politiques internes. Dernière en date : la bataille juridique entre le Premier ministre Boris Johnson et le Parlement sur le contrôle du calendrier législatif et sur l’agenda du Brexit, qui s’est invitée jusqu’à la Cour suprême britannique. Mardi, cette dernière a jugé illégale la suspension du Parlement décidée par Johnson, si bien que les députés pourraient se réunir à nouveau dès ce mercredi. Et même si un accord avec Bruxelles est toujours techniquement possible d’ici au 31 octobre, date (annoncée) de la sortie de l’UE, les habitants de Great Yarmouth se montrent plutôt fatalistes sur le sujet.

« Je savais que le processus allait être compliqué. Pourtant, je ne pensais pas que cela allait durer aussi longtemps » soupire Brian. Ce grand fan de Nigel Farage (le leader du Brexit Party, nationaliste et anti-UE) est plutôt dubitatif quant aux chances de succès de Boris Johnson. « Je ne lui fais pas confiance sur sa capacité à réaliser un vrai Brexit, c’est-à-dire une séparation nette avec l’UE, où l’on reprendrait le contrôle sur tous les sujets, comme la pêche par exemple. » Un discours qui fait écho au glorieux passé de Great Yarmouth, lorsque la ville était un port de pêche florissant, avant de décliner à partir des années 1980. Pour certains observateurs britanniques, d’ailleurs, les quotas de pêche imposés par l’UE ont contribué à enterrer cette industrie locale.

Brexit et lassitude

Le scepticisme de Brian est largement partagé dans les allées du marché en plein air de Great Yarmouth, plutôt clairsemées en ce début d’après-midi. « J’ai voté contre le Brexit, lance Lenny, un commerçant. Mais aujourd’hui, c’est devenu un tel bazar que je demande seulement à ce que tout ça s’arrête ». A 60 ans, cet homme aux cheveux blancs et à la carrure imposante est l’un des piliers du marché : il y travaille depuis l’âge de 10 ans, d’abord avec son père, puis en solo, avec un stand de literie. Assis sur une caisse, Lenny s’autorise un cornet de frites avant de commencer le remballage de sa marchandise. « Si on doit sortir de l’UE, qu’on en sorte, poursuit-il. Mais je me doute que ce n’est pas aussi simple que cela. D’ailleurs, personne ne sait vraiment ce qui va se passer ».

« Qui sait si le Brexit va arriver ? C’est l’un des grands mystères de la vie, tout comme les 7 merveilles du monde ! » rigole Jeff, un de ses collègues. « Personne ne nous dit rien, reprend Lenny. Je ne fais pas confiance aux politiciens, ils nous disent ce qu’on veut entendre, puis ils font l’inverse ». Une lassitude peut être accentuée par le fait qu’il est difficile d’échapper au sujet : dans les kiosques, plusieurs unes de journaux datés du 18 septembre concernent le Brexit. Et dans certains halls d’hôtels, les écrans sont branchés sur la BBC, qui retransmet l’audience à la Cour suprême britannique.

« Même si on quitte l’UE, il faudra encore des étrangers au Royaume-Uni »

« Le Brexit est en train d’ennuyer tout le monde, parce qu’il a créé beaucoup d’incertitude » estime Robert, qui tient un café au bord de la plage. Les clients sont plutôt rares, l’endroit est calme. Seule la bouilloire qui annonce le tea time vient casser la monotonie sonore de la salle. Derrière son comptoir avec vue sur la mer, Robert ne cache pas son inquiétude. « Beaucoup de choses consommées au Royaume-Uni sont fabriquées à l’étranger, et notamment en Europe [environ 30 %, selon cet article du Monde]. La nourriture vient d’Espagne, de France, des Pays-Bas. Sans eux, nous ne pourrons pas survivre. Je ne pense pas que les citoyens britanniques se rendent compte de ça. ».

Le père de Robert, un Italien, est venu s’installer dans la région il y a cinquante ans. Une histoire personnelle qui explique sa sensibilité lorsqu’on parle immigration : « Les gens qui ont voté en faveur du Brexit sont ceux qui ne voulaient plus des étrangers, affirme Robert. Mais vous savez quoi ? Même si on quitte l’UE, les étrangers continueront à venir au Royaume-Uni. Parce que les Britanniques ne vont pas se mettre à nettoyer les rues ou à bosser dans les abattoirs ».

A Great Yarmouth, les étrangers ne sont pas particulièrement nombreux. En 2017, un rapport officiel estimait que seulement 3,2 % de la population locale appartenait à une « minorité ethnique » [ une classification qui peut aussi inclure des Britanniques nés de parents étrangers]. Parmi eux se trouve Ali, venu du Kurdistan. Tout en fumant une cigarette devant l’épicerie où il travaille, ce trentenaire à la barbe bien taillée confie son malaise : « Les gens d’ici ne sont pas hostiles envers nous, mais ils ne sont pas très ouverts. Je vais attendre de voir ce qui va se passer avec le Brexit, et peut-être que je quitterai le pays pour m’installer ailleurs en Europe ».

L’université contre le Brexit

A trente kilomètres à l’ouest de Great Yarmouth, se trouve Norwich, la capitale régionale. C’est le seul endroit du comté de Norfolk où le Brexit n’est pas arrivé en tête en 2016. Dans un article du Evening News paru la même année, le politologue Chris Hanretty expliquait ce résultat : « Les jeunes électeurs, tout comme ceux possédant un diplôme, ont eu tendance à voter en faveur du Remain (rester dans l’UE). Et comme Norwich possède une université, on y retrouve ce type de population ».

Celle-ci, l’université d’East Anglia (UEA), n’est pas une petite structure de province. Avec son campus de 146 hectares et ses 15.000 étudiants, c’est une vraie petite ville à part entière. En cette fin septembre, c’est encore l’heure des arrivées et des inscriptions pour les futurs étudiants. Avec son t-shirt aux couleurs de l’université, Maria oriente les nouveaux venus un peu déboussolés. « Personne, ici, n’a vraiment compris comment le Brexit a pu gagner, reconnaît cette Espagnole qui veut devenir traductrice. Si le Royaume-Uni sort vraiment de l’UE, je pense que ce sera plus difficile pour des étudiants européens de venir ici. Cela risque de devenir comme les Etats-Unis : il faudra avoir un visa, faire des démarches administratives supplémentaires. »

Dans sa communication officielle, l’université ne cache pas sa position sur le sujet. Sa page consacrée au Brexit est sans appel : « L’UEA est fière d’être une université internationale liée fortement à l’Europe. » Olly, étudiante anglaise en première année de médecine, est en phase avec le discours : « J’espère que si le Brexit arrive, les étudiants européens pourront quand même continuer à venir dans des universités britanniques. » Comme les habitants de Great Yarmouth, elle juge la situation actuelle intenable. « Maintenant que les gens ont voté, il faut aller jusqu’au bout. Bien sûr, je préférerais au moins qu’il y ait un accord [avec l’UE] sur les conditions de sortie. Mais ce n’est pas moi qui décide. »

A côté d’elle, sa copine Isla hoche la tête : « Je sais que je devrais m’y pencher un peu, parce que c’est un sujet qui risque de peser sur notre génération. Mais je n’ai aucune idée de ce qu’il se passe ». Isla peut se rassurer : même ceux qui suivent quotidiennement le feuilleton du Brexit sont parfois aussi perdus qu’elle. Comme Chris Mason, journaliste de la BBC. En novembre 2018, il reconnaissait, dans un extrait devenu célèbre, qu’il n’avait pas « la moindre idée » de ce qu’il allait arriver ensuite. Ou comme Lenny, le commerçant du marché de Great Yarmouth : « Nous sommes traités comme des champignons : on nous met à l’ombre et on nous alimente avec de la merde ».