Enquête russe: Robert «Bob» Mueller, entre messie et «chasseur de sorcières»
PORTRAIT•Le rapport du procureur spécial, qui devrait être transmis à tout moment au ministère de la Justice, sera le document le plus scruté depuis le WatergatePhilippe Berry
De notre correspondant aux Etats-Unis,
L’Amérique attend ses conclusions plus fébrilement que le dénouement de Game of Thrones. Alors que les journalistes guettent les signaux de fumée de son rapport devant le ministère de la Justice, Robert Mueller, qui a passé près de deux ans à enquêter sur les soupçons de collusion entre la campagne de Donald Trump et la Russie, s’est muré dans un silence monacal. Comme il l’a fait au cours de ses douze années à la tête du FBI après les attentats du 11-Septembre, cet ancien Marine devrait laisser son travail parler pour lui.
Aucun procureur spécial chargé d’enquêter sur un président n’avait fait face à une telle pression. D’un côté, le locataire de la Maison Blanche l’a attaqué à 186 reprises, dénonçant – souvent en majuscules – une « chasse aux sorcières » (« witch hunt »). De l’autre, les détracteurs de Donald Trump l’ont érigé en figure quasi messianique, persuadés que son rapport aboutira à la destitution du président américain. John Pistole, qui a été son adjoint au FBI pendant six ans, l’assure à 20 Minutes : Robert Mueller, qui a servi son pays une bonne partie de sa vie, est « l’homme de la situation, impartial et intègre ». Il résume ainsi le credo de son ancien patron : « Mission above self » (la mission avant tout, surtout l’ego).
Camarade de John Kerry et décoré au Vietnam
Aîné d’une famille new-yorkaise aisée, Robert Swan Mueller III s’illustre au lycée comme capitaine de l’équipe de football et de hockey. Il côtoie notamment un certain… John Kerry. « C’était un dur, il terrorisait les défenseurs adverses ou bien il les inculpait », a récemment ironisé l’ancien secrétaire d’Etat sur le plateau de Seth Meyers.
aMueller étudie les sciences politiques et les relations internationales à Princeton et NYU, puis s’oriente vers le droit. Mais après la mort d’un ancien camarade de classe au Vietnam, il s’engage volontairement en 1968 – cette année-là, Donald Trump échappe au service militaire grâce une exemption médicale, pour un problème osseux depuis contesté. Au Vietnam, le lieutenant Mueller dirige un peloton des Marines. Il reçoit une Bronze Star pour « acte de bravoure », pour avoir secouru des soldats blessés face au feu ennemi. Lui-même touché par balle à la cuisse l’année suivante, il rentre aux Etats-Unis décoré d’une médaille Purple Heart.
Le tournant du 11-septembre
Son diplôme d’avocat en poche, il démarre dans le privé mais s’oriente rapidement vers le public, d’abord dans le bureau du procureur de San Francisco, puis comme procureur adjoint du Massachusetts. A la tête de la division criminelle du département américain de la Justice, il supervise dans les années 1990 les poursuites contre la Libye après l’attentat de Lockerbie, et s’attaque au parrain de la Famille Gambino John Gotti. En 2001, George W. Bush le choisit pour diriger le FBI, et il est confirmé à l’unanimité par le Sénat. Mueller prend ses fonctions le 4 septembre 2001 – une semaine avant les attentats.
John Pistole décrit ces premiers instants : « Le lendemain, il est allé briefer le président avec l’Attorney General sur ce qu’on savait sur les pirates de l’air. Après 30 secondes, le président Bush l’interrompt et lui dit : ''C’est très bien tout ça, Monsieur le directeur, mais je veux savoir ce que le FBI et le département de la Justice font pour prévenir la prochaine attaque''. » Lors d’une conférence sur le renseignement en 2014, Mueller racontera s’être « senti comme un lycéen mal préparé ». Au cours de ses 12 ans à la tête du FBI, à chaque briefing hebdomadaire avec George W. Bush puis Barack Obama, cette question – comment empêcher le prochain attentat – ne l’a « jamais quitté ».
Transformation du FBI
« Il a transformé le FBI, faisant passer le bureau du réactif au préventif, d’une force policière poursuivant les criminels à une agence de lutte contre le terrorisme. C’est son plus gros succès », estime John Pistole. Suivi des Américains ayant voyagé en Irak, en Afghanistan ou au Yémen, recrutement de « geeks » à la cybersurveillance, élargissement de la division antiterroriste… Mueller et Pistole mettent cette vision en pratique dans chacun des 56 centres régionaux du FBI.
Un mandat de directeur est limité à dix ans. Mais Barack Obama obtient du Congrès un prolongement exceptionnel de deux ans en 2011. En 2013, le président américain lui rend un hommage appuyé lors de son départ à la retraite : « Un nombre incalculable d’Américains sont en vie aujourd’hui, et notre pays est plus sûr grâce au travail incroyable du FBI sous la direction de Bob Mueller. » Face aux longs applaudissements, celui qui déteste la lumière des projecteurs fait signe d’arrêter de la main, l’air gêné.
« A maintes reprises quand j’étais son adjoint, il m’a demandé d’aller à une conférence de presse ou à une réception à sa place. Il est animé par un sens du service et préfère qu’on prête attention aux résultats plutôt qu’à sa personne », raconte encore John Pistole.
« Son rapport s’en tiendra aux faits »
En deux ans d’enquête, Robert Mueller et son équipe n’ont pas chômé. A ce stade, une trentaine de personnes ont été inculpées, et une demi-douzaine de responsables de la campagne de Donald Trump ont plaidé coupable ou ont été condamnés, principalement d’avoir menti au FBI ou pour des fraudes financières, comme Paul Manafort. Mais aucun Américain n’a été condamné pour « collusion », un terme générique qui couvre principalement le crime de « conspiration contre les Etats-Unis ».
Donald Trump était-il au courant de la rencontre entre son fils et une avocate proche du Kremlin qui avait promis des informations compromettantes sur Hillary Clinton ? Son ami et ancien conseiller Roger Stone lui a-t-il fourni des informations avant la publication des e-mails piratés par WikiLeaks ? Pendant la passation du pouvoir, le président élu Trump a-t-il autorisé les contacts entre le général Michael Flynn et l’ambassadeur russe pour discuter d’un possible assouplissement des sanctions américaines ? De nombreuses questions restent à ce stade sans réponse.
« Son rapport s’en tiendra aux faits », prédit John Pistole. La grande inconnue, selon lui, est de savoir si Robert Mueller livrera des conclusions ou s’il laissera aux élus le soin de se faire leur propre avis. L’ancien adjoint du FBI, qui est aujourd’hui président de l’université d’Anderson, dans l’Indiana, souligne qu’il ne dispose « d’aucun élément sur l’enquête. » Mais « s’il y a des preuves irréfutables justifiant de recommander une inculpation ou un impeachment pour collusion ou entrave à la justice du président, je pense que Robert Mueller l’établira clairement et logiquement dans son rapport », spécule-t-il. Il appartiendra ensuite au nouvel Attorney General [ministre de la Justice], Bill Barr, de suivre, ou non, d’éventuelles recommandations. Le département de la Justice a déjà indiqué que selon son interprétation des lois, un président ne pouvait pas être inculpé pendant son mandat. Après avoir quitté ses fonctions, il redevient cependant un citoyen comme les autres.
Bill Barr rendra-t-il le rapport public ? Rien ne l’y oblige. Alors que les démocrates se disent prêts à engager un bras de fer judiciaire, Donald Trump s’est positionné en faveur de la transparence, ce mardi, répondant à des journalistes : « Ça ne me dérange pas. » Une chose est sûre : après deux années interminables, le feuilleton est loin d’être terminé. Mais à 74 ans, Robert Mueller, va pouvoir retourner là où il se sent le mieux : dans la pénombre. Avec le sentiment du devoir accompli.