Qu’est ce que l’accord européen sur les migrations peut (vraiment) changer?
IMMIGRATION•Après une nuit de tractations tendues, un accord a été trouvé vendredi au petit matin entre les dirigeants des pays de l'UE sur les migrations...Oihana Gabriel
L'essentiel
- Ce vendredi, à l'aube, les 28 ont réussi à signer un accord sur la question migratoire après de longues heures de négociations et des semaines de tensions.
- Création de plateformes de tris hors Europe et de centre contrôlés dans les pays d'accueil européens, ce texte vise à externaliser un peu plus la gestion des flux migratoires.
- Le président du Conseil européen, Donald Tusk, a estimé vendredi qu'il était «beaucoup trop tôt» pour qualifier de succès cet accord.
Neuf heures de négociations et encore beaucoup de dissensions. L’accord obtenu aux forceps ce vendredi à 4h30 du matin semble être une victoire car il a permis de mettre d’accord des pays européens à couteaux tirés depuis des mois. Et pourtant, des spécialistes de la question migratoire, interrogés par 20 Minutes, se montrent bien moins optimistes, voire inquiets face à ce texte.
Communication ou décisions de fond ?
Certains saluent un grand pas… d’autres déplorent des effets d’annonce. « C’est d’abord le fruit d’un travail commun et c’est la coopération européenne qui l’a emporté sur le choix d’un non-accord ou de décisions nationales qui n’auraient été ni efficaces ni durables », a déclaré le président Macron à la sortie du sommet à Bruxelles. « Il paraît évident que le compromis s’est fait au profit des pays les plus anti-migrations, s’alarme Jocelyne Streiff-Fénart, chercheuse au CNRS spécialiste des migrations. Ce qu’ils voulaient obtenir, c’est le volontariat. » Ainsi les deux grandes mesures du texte, que sont les centres contrôlés sur le territoire de l’UE où les migrants pourront être pris en charge avant d’être répartis dans l’Union quand ils sont éligibles à l’asile et renvoyés vers leur pays dans le cas contraire, et les « plateformes régionales de débarquement » hors UE, dépendront du bon vouloir des pays. Et ce n’est pas le moindre des paradoxes : Emmanuel Macron, qui a proposé ces centres contrôlés vient d'assurer qu'il n'y en aura aucun en France...
« Il n’y a rien de nouveau : on poursuit la politique d’externalisation lancée depuis des années », regrette cette chercheuse. Même analyse pour Hélène Thiollet, chercheuse au CNRS sur les politiques migratoires : « Cet accord légitime et institutionnalise des expérimentations comme les hotspots [les centres contrôlés]. Le pas important qui a été obtenu, c’est la remise en cause de la convention de Dublin. » Une avancée toute relative : l’accord acte le besoin de réformer ce principe : le premier pays d’entrée est le seul responsable de l’examen de la demande d’asile. Mais ne précise ni le calendrier, ni la méthode.
Double erreur de diagnostic
Plus grave, pour ces deux spécialistes des migrations, l’accord part d’un mauvais postulat. « Dans ce texte, on parle en permanence de migrations clandestines et de passeurs, mais la source de cette crise politique n’est pas l’augmentation de migrations clandestines ! s’agace Hélène Thiollet, auteure de Migrations en Méditerranée. On fait face à une double erreur de diagnostic : de nature et de chronologie. Il y a eu une augmentation du nombre de demandeurs d’asile aux frontières européennes en 2015, dans leur majorité des Syriens. Mais ces chiffres ont énormément baissé. » En effet, depuis début 2018, 42.845 migrants sont arrivés par la Méditerranée, contre un million en 2015 selon l’organisme des Nation unies chargé des migrations. « On voit donc l’énorme déconnexion entre les flux de demandeurs d’asile et une réponse axée sur la criminalisation de la migration. »
Des propositions irréalistes ?
Autre problème : ces solutions, notamment ces plateformes de débarquement hors Europe laissent perplexe ces experts… « C’est assez extraordinaire de trouver un consensus avec des personnes qui n’ont pas voix au chapitre !, ironise Jocelyne Streiff-Fénart,. Cela revient à traiter ces pays comme des supplétifs de l’Europe. » Rien d’étonnant à ce que Maroc et Albanie aient décliné l’invitation… Aucun pays tiers ne s’est jusqu’à présent proposé pour héberger de tels lieux d’accueil des migrants secourus dans les eaux internationales. « Si cet accord permet de calmer les tensions au sein de l’union européenne, cela ne va pas améliorer les relations Nord-Sud », avertit la chercheuse à l’Université Nice Sophia Antipolis.
« Un droit d’asile à deux vitesses »
L’Organisation internationale pour les migrations (OIM), du ressort des Nations unies, a d’ailleurs estimé ce vendredi que les centres de gestion des demandeurs d’asile convenus par les dirigeants des 28 devaient être situés en Europe, et pas à l’étranger. L’organisation a évoqué une inquiétude « insurmontable » sur l’ouverture de « plates-formes de débarquement » en Libye du fait de l’insécurité qui y règne.
« La dimension transversale dans tous les points de cet accord, c’est que le Conseil européen a endossé et renforcé l’externalisation de la gestion des migrations et de l’asile, analyse Hélène Thiollet, qui a lancé avec deux collègues un appel pour créer un groupe international d’experts sur les migrations et l’asile. Mais cet « endiguement » de flux de population mélange réfugiés et migrants économiques. Ce qui va à l’encontre du droit international, européen et français… Pour demander l’asile, il faut arriver en France. Or, la France, comme l’Allemagne ne délivre plus de visa pour les réfugiés. L’Europe, en ne créant aucun canal d’accès légal pour les demandeurs d’asile, les force mécaniquement à utiliser des voies irrégulières. Dans le doute, tout le monde est clandestin, ce qui va contre le droit international. »
Pire, avec la création de ces « centres contrôlés », on risque de bafouer le droit international et français. « Ces centres de tri créent un régime d’asile à deux vitesses : une justice expéditive dans ces "centres contrôlés" et des procédures régulières gérées en France par l’OFPRA examinées par des professionnels, avec des interprètes, du temps et des possibilités de recours », déplore Hélène Thiollet.
Eviter le sujet de fond
Mais cette chercheuse va plus loin. Pour elle, plutôt qu’une avancée, cet accord évite de poser la question centrale. « Est-ce qu’on veut européaniser l’asile ? Avant-hier, l’ambition de cette réunion au sommet de l’Europe concernait l’harmonisation des politiques migratoires et de bâtir une solidarité européenne, rappelle Hélène Thiollet. Ce qui a complètement disparu car ça nécessiterait de réformer profondément le droit européen et les droits d’asile nationaux basés sur la souveraineté nationale. Il faut que l’Union européenne ait une définition commune du statut de réfugié. »