Yémen: «La population est prise au piège dans cette guerre oubliée»
INTERVIEW•Jean-François Corty, directeur des opérations internationales de l'ONG Médecins du Monde explique quelle est la situation dans ce pays déchiré par la guerre, où un raid américain a tué plusieurs civils dimanche...Propos recueillis par Oihana Gabriel
Une première opération militaire antiterroriste et déjà des critiques pour Donald Trump. Un raid commando au Yémen contre Al-Qaïda, autorisé par le nouveau président une semaine après son arrivée à la Maison Blanche, a mal tourné provoquant des victimes civiles dont des enfants et la mort d’un soldat américain. Dans son rapport publié jeudi sur l’expansion d’Al-Qaïda au Yémen, l’International Crisis Group (ICG) a noté que l’opération a tué « de nombreux civils, dont au moins 10 femmes et enfants », ainsi que des hommes de tribus locales.
Quelle est la situation dans ce pays déchiré par une guerre sanglante et terreau du terrorisme ? Le docteur Jean-François Corty, directeur des opérations internationales de Médecins du Monde a répondu aux questions de 20 Minutes.
Pouvez-vous revenir sur les raisons de cette guerre ?
C’est un conflit qui a démarré en 2014 et qui s’est accéléré en 2015. Cette guerre oppose des rebelles houthis qui défendent l’ex-président Ali Abdallah Saleh au gouvernement de transition issu des urnes, dirigé par Abd Rabo Mansour Hadi et reconnu par la communauté internationale.
On caricature souvent cette opposition entre d’un côté des Houthis chiites et de l’autre côté des sunnites. La réalité est plus complexe. Le conflit s’est internationalisé avec l’intervention d’une coalition menée par l’Arabie Saoudite et appuyée par les Etats-Unis, la France et l’Angleterre qui soutiennent le Président Hadi. De l’autre côté, l’Iran soutient les rebelles houthis.
Quelle est la situation humanitaire ?
Avant la guerre, c’était un des pays les plus pauvres du monde. Mais aujourd’hui, on a affaire à une crise humanitaire majeure. Selon les derniers rapports de 2016, il y a eu 3 millions de déplacés, 80 % de la population a besoin d’aide humanitaire et 15 millions de personnes sont en insécurité alimentaire, dont 3,5 millions d’enfants malnutris. Selon l’ONU, cette guerre aurait fait au moins 10.000 morts, mais ces chiffres sont sans doute sous-estimés. Le Yémen a toujours vécu des importations.
La situation est d’autant plus dramatique qu’un blocus total est opéré par la coalition, qui prive la population de toute possibilité de fuir et qui rend les importations très difficiles. La population est donc prise au piège dans cette guerre oubliée.
Comment les ONG travaillent sur place ?
C’est un cas d’urgence : 50 % des centres de santé ne sont plus fonctionnels. Beaucoup ont été bombardés de manière délibérée par la coalition menée par l’Arabie saoudite. Et le gouvernement n’a plus les moyens de payer les médecins.
Les médecins sur place ont de plus en plus de mal à faire leur travail parce qu’il y a pénurie de médicaments, parce que les risques de kidnapping sont réels. Depuis un mois, nos opérations sont limitées et on ne peut plus envoyer de personnes sur place comme beaucoup d’ONG.
Dans quelle mesure les Etats-Unis et la France interviennent ?
Aujourd’hui la France, la Grande-Bretagne et les Etats-Unis apportent un soutien militaire, technique, alimentent en armes le camp du président Hadi. La coalition méprise le droit international en bombardant des centres de soins et des écoles.
Aujourd’hui, on peut questionner le soutien de la France à l’Arabie saoudite alors que ce pays ne respecte pas le droit international. Ces trois pays membres du conseil de sécurité de l’ONU ne donnent pas l’exemple sur le respect de laconvention de Genève. Le Parlement européen a demandé un embargo sur la vente d’armes à l’Arabie saoudite, mais cela n’est pas été suivi d’effet.
Qu’en est-il du terrorisme au Yémen ?
Le contexte tribal complique la situation avec des coalitions qui se font et se défont. Mais de manière globale, la rébellion occupe l’ouest du pays y compris la capitale Sanaa et le pouvoir officiel le sud du pays. A l’est des forces radicales comme Aqmi ou Daesh ont gagné du terrain.
Présenter cette intervention comme une guerre contre le terrorisme est trop simpliste. Il faudrait justifier le caractère terroriste des rebelles houthis. On a vu comment en Syrie Bachar-Al-Assad et les Russes ont caricaturé toute forme d’opposition comme une opposition radicale pour justifier leur combat.
Est-ce qu’aujourd’hui ce pays est dans l’impasse ?
Aujourd’hui, on sait que les forces en présence sont au même niveau, que des armes arrivent chaque jour, que les combats font rage à l’ouest et au sud. Il est possible qu’il y ait une rupture entre la rébellion houthie et l’ancien président Saleh. On est au point mort sur la négociation diplomatique. Tous les signaux montrent que la situation va continuer à se détériorer et cela légitime de tirer la sonnette d’alarme.