Allemagne: «Les tabous liés aux pensées extrémistes sont en train de tomber»
ALLEMAGNE•L'Allemagne est en train d'assister à la naissance de l'extrême droite en Allemagne fédérale, explique Hélène Miard Delacroix, professeur à l'Université Paris IV Sorbonne...William Pereira
Soutenue par un contexte particulier depuis l’ouverture des frontières allemandes aux migrants en 2015 ainsi que les agressions sexuelles de Cologne, l’extrême droite allemande devrait obtenir un bon score aux élections régionales. A quelques heures de l’annonce des premières estimations des intentions de vote dans les régions de Bade-Wurtemberg, de Rhénanie-Palatinat et de Saxe-Anhalt, Hélène Miard Delacroix analyse la percée de l’AFD en Allemagne.
Comment interpréter cette réapparition de l’extrême droite en Allemagne ?
Ce type de pensée, de programme populiste voire d’extrême droite n’a jamais vraiment eu sa place en Allemagne Fédérale. C’est vrai si l’on ne remonte pas à l’Allemagne nazie ou même à la République de Weimar. Donc on ne peut pas parler de retour, bien qu’il soit vrai qu’il y a eu dans les années 60 une réapparition de l’extrême droite par le biais du parti néonazi NPD [dont l’interdiction est actuellement discutée]. En dehors de cette configuration très particulière, ce qui est apparu en Allemagne ces dernières années, c’est l’apparition de valeurs qui existent chez les voisins européens, que ce soit les Français ou les Danois. Jusqu’à récemment l’Allemagne fédérale avait des tabous liés aux pensées extrémistes. Ces tabous sont en train de tomber, on l’a vu avec des réactions xénophobes que l’on a pu observer récemment. C’est quelque chose de nouveau.
Peut-on comparer l’Alternative pour l’Allemagne (AFD) au Front National français ?
L’AFD a été créée en 2013 par un professeur d’économie du parti d’Angela Merkel insatisfait de la politique allemande vis-à-vis de l’Euro. C’était un parti anti-Euro mais aussi un parti d’universitaires. Est arrivée entre-temps la crise migratoire ainsi que le mouvement extrémiste de rue, Pegida. Ce dernier a trouvé son expression politique dans les urnes en se rabattant sur l’AFD. Et l’été dernier, l’AFD a connu un putsch interne où les fondateurs ont été mis en minorité par un autre groupe mené par des femmes qui sont là dans une logique qui s’approche du FN, dont Frauke Petry fait partie. En même temps que cette prise de pouvoir, il y a eu un noyautage de ce parti par des personnalités d’extrême droite, qui ont transfiguré l’identité de l’AFD, aujourd’hui représentée par des gens qui disent « stop à la migration » ou pire, de tirer sur les migrants si nécessaire.
L’apparition de cette extrême droite, ou du moins de cette droite populiste allemande était-elle prévisible ?
C’est une question difficile. L’électorat qui était tenté d’aller vers ce type de parti avant la crise migratoire était un peu comme nos électeurs FN. C’est-à-dire que c’est une frange de la population qui avait ce type de valeurs mais restait silencieuse car ce genre de sujets était tabou. Ce sont aussi des gens qui se sentent laissés de côté, moins instruits, qui viennent souvent de régions sinistrées, et qui, il est important de le souligner, ont peu de contact avec les étrangers. C’est un réflexe de personnes laissées pour compte à qui la crise actuelle donne encore plus l’impression que les politiques ne maîtrisent plus la situation. Pour se rassurer, ils se raccrochent à des valeurs qui peuvent être une couleur de peau ou une religion…
Quelle est la part du facteur économique dans cette montée du populisme de droite en Allemagne ?
C’est une question qui doit être posée, car on pourrait croire que les Allemands vont très bien, économiquement parlant. Or, c’est tout une frange de la population allemande qui vit avec petit un petit salaire. On en parle peu, mais la précarité existe bien en Allemagne, et, même si cela résonne comme un préjugé, beaucoup plus en Allemagne de l’Est. Les Länder de l’Est sont plus à même de voter pour l’AFD. Ce sont des territoires parfois délaissés, quasi-déserts, où l’on ferme des bureaux de poste, où l’on ferme des gares et dont les habitants se sentent comme abandonnés.
C’est finalement un profil d’électeurs un peu fatalistes, qui, comme beaucoup de gens qui ont voté FN en France, se disent que perdu pour perdu, pourquoi ne pas essayer un autre parti…
C’est tout à fait cela. Il y a un sondage édifiant qui indique que parmi les 18 % d’électeurs ayant l’intention de voter pour l’AFD en Saxe-Anhalt une grande partie d’entre eux ne s’attend pas à ce que le parti réussisse à résoudre les problèmes de la société allemande.
Comment les Allemands qui ne sont pas de sensibilité populiste appréhendent l’apparition de l’extrême droite chez eux, et les éventuelles conclusions hâtives qui peuvent être faites par leurs voisins européens vis-à-vis du passé de l’Allemagne ?
On entend que les Allemands ont un souci avec l’image que peut avoir leur pays vis-à-vis de l’apparition d’une extrême droite chez eux. Mais il faut noter pour qui serait tenté de faire des analogies douteuses avec le passé, que la situation avec l’extrême droite est bien plus dangereuse en France et au Danemark qu’en Allemagne. Il nous faut déjà balayer devant notre porte avant d’émettre ce genre de jugements à l’égard des Allemands.
L’AFD est-elle un feu de paille ou a-t-elle un avenir en Allemagne ?
Si vous m’aviez interrogée il y a deux ans je vous aurais dit que l’AFD n’avait aucun avenir. C’est d’ailleurs ce qui était en train de se passer avant l’été dernier. Maintenant, bien malin qui saura le prédire. La seule façon de répondre raisonnablement à la question de l’extrême droite est de la faire à l’échelle de l’Europe car nous avons tous le même problème interne avec ces partis extrémistes. Il faut prendre ce problème avec une logique et un regard européens.
Quel impact auront les résultats du soir sur la politique migratoire d’Angela Merkel et de la CDU ?
Je pense qu’ils savent très bien qu’il y aura un résultat à deux chiffres pour l’AFD, mais que pour autant, Angela Merkel est obligée de rester sur ses lignes, c’est une question de crédibilité. Et puis que voulez-vous qu’elle change ? En revanche, au sein du parti cela risque de bouger. Des scénarios disent qu’en cas de désaveu, la CDU devrait penser à changer de chancelier. Evidemment, ce sont des rumeurs, mais Merkel en est déjà deuxième à son troisième mandat, et il est difficile d’imaginer qu’elle-même souhaite rester indéfiniment en poste. Ceci étant, le fait qu’il ne s’agisse que d’élections régionales avec des problématiques régionales peut-être un moyen pour Angela Merkel ainsi que les deux grands partis allemands de botter en touche.